Dossier thématique de Romanische Studien, prévu pour 2017, dir. par Gisèle Séginger et Thomas Klinkert, projet DFG/ANR,
BIOLOGRAPHES: Création littéraire et savoirs biologiques au dix-neuvième siècle | Literarische Kreativität und biologisches Wissen im 19. Jahrhundert. http://biolog.hypotheses.org/

Les charognes littéraires: présentation

En 1851, Auguste Comte signale « la grande révolution qui, sous l’impulsion de Bichat, transporte de l’astronomie à la biologie la présidence générale de la philosophie naturelle » (Système de politique positive). Avec les Recherches physiologiques sur la vie et la mort (qui ouvre la voie d’une approche scientifique de la mort), avec Cabanis, Broussais, la physiologie a manifesté dès le début du siècle sa prétention à exercer le rôle d’une science de l’homme. La littérature, à son tour, désacralise l’homme. Dans l’étude de mœurs, il est déjà conçu comme espèce sociale, mais à partir des années 1850 il est aussi de plus en plus un corps troublé de besoins irrépressibles et de maladies, hanté par la mort. Dramatisée, la physiologie fait la part belle à la pathologie, forme moderne d’une fatalité qui habite les corps, en menace l’intégrité, et qui est parfois métaphorique d’une gangrène sociale. « Littérature putride », dira Louis d’Ulbach en s’en prenant à « l’école monstrueuse de romanciers » qui « groupent les pestiférés pour en admirer les marbrures ». La représentation de la mort devient représentation des corps morts et plus particulièrement de ce moment où l’être et la personnalité se défont. La charogne ouvre sur autre chose : un devenir matière du corps (sans espoir de survie) ou un devenir vie de la matière (générations spontanées). La charogne littéraire implique, selon les cas, des savoirs scientifiques de la mort et un imaginaire fortement marqué par des images et des idées matérialistes parfois anciennes (Lucrèce et sa charogne lépreuse, Sade et ses corps défaits), par la croyance religieuse, par des idéologies qui pensent la décadence en termes biologiques. La charogne est également emblématique d’un nouveau type de beauté, à une époque où l’esthétique s’alimente aussi aux savoirs biologiques. Les communications aborderont donc dans une perspective épistémocritique l’implication des savoirs scientifiques dans la construction des représentations et l’invention de nouvelles esthétiques.

COMMUNICATIONS

Gisèle Séginger: Salammbô et la logique du vivant

Cadavres broyés par les éléphants, déchiquetés par les lions, décharnés par la faim et la soif, décomposés par la maladie, les corps représentés dans Salammbô permettent à Flaubert de mettre en scène ce passage de la vie à la mort, de l’organique à l’inorganique qui le fascine depuis ses années de jeunesse, probablement parce qu’il a lu très tôt non seulement Sade mais aussi Bichat et Lamarck, peut-être grâce à l’enseignement de Félix Pouchet (fondateur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen et défenseur de l’hétérogénie contre Pasteur). Flaubert a consolidé sa culture scientifique dans les années 1850, tout en réfléchissant sur une conception naturaliste du monde et de l’histoire à la fois et paradoxalement cyclique et transformiste. La représentation des corps en décomposition dans Salammbô mobilise des savoirs physiologiques, médicaux mais aussi une réflexion philosophique qui remonte parfois à l’antiquité, à Lucrèce, et à Héraclite (cité dans le manuscrit) qui suggère une pensée générale des oppositions et du dynamisme vie/mort.

Il s’agira dans cette communication de mettre au jour le processus de condensation et de symbolisation interdisciplinaires et inter-épistémiques (du matérialisme antique au transformisme moderne) qui conjoint science, philosophie et mythologie et de montrer que les charognes de Salammbô ne sont pas de simples corps morts, mais engagent en fait par le biais d’une représentation de la mort une pensée générale du vivant (qui a un impact sur les représentations sociales et historiques du roman) ainsi qu’une esthétique dont la « force » (terme flaubertien et vitaliste) est l’une des principales valeurs.

Thomas Klinkert, La « contagion » par la « mouche d’or »: les fonctions métaphoriques de la mort dans Nana de Zola

Nana s’achève sur une célèbre scène qui met en parallèle la mort de l’héroïne et le début de la fin du Second Empire, marquée par les cris d’une foule parisienne enragée saluant la déclaration de guerre contre la Prusse en 1870. Cette mise en parallèle de la mort de Nana causée par la petite vérole, maladie contagieuse, et d’un événement politique caractérisé par la contagion d’un délire menant une collectivité vers sa destruction consentie, implique que la mort de l’héroïne transcende le niveau purement physiologique. On cherchera à montrer que dans le roman de Zola cette fonctionnalisation métaphorique de la mort est préparée de longue halène. Il convient notamment de penser à un article de journal intitulé « La mouche d’or », dans lequel l’histoire de Nana est comparée à celle d’une mouche « qui prenait la mort sur les charognes tolérées le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries, empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux ». Cette analyse des métaphores employées par Zola afin de représenter la mort tiendra compte de l’importance croissante des discours scientifiques dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Henning Hufnagel, Le dessous du marbre : la chair des Parnassiens et sa dissolution de Baudelaire à Rimbaud et Laforgue

La poésie des Parnassiens abonde en corps –beaux corps, corps de marbre ou de chair. Toutefois marbre et chair ne sont pas des contraires. Souvent la chair parnassienne est, pour ainsi dire, de marbre : monumentale, impérissable, éternisée par le mythe, l’art et la poésie. Mais l’effort de pérennisation présuppose la présence d’une matière périssable. Toute la « gloire » – proclamée par le titre Trophées – de Heredia consiste notamment dans le fait de sauver un objet de l’oubli, de la décomposition. Souvent, les poésies parnassiennes présentent une suspension entre le vivant et l’inerte : la chair « palpite » encore sous le marbre. C’est sur cette matière périssable « cachée » que Baudelaire, Rimbaud et Laforgue mettent le doigt quand ils affrontent les Parnassiens, soit sur un mode parodique, soit sur un mode tragique. Ils tirent, pour ainsi dire, la chair de dessous le marbre pour exposer le corps maladif, en dissolution. La communication abordera cette problématique, à partir d’une esquisse de l’esthétique du corps parnassien, dans les poésies « La Charogne », « Vénus anadyomène » et « L’Oubli », en tenant particulièrement compte de l’influence des discours scientifiques contemporains sur la mort.

Dans un deuxième temps, on étudiera les implications métaphoriques dans un contexte poétologique. Si les statues se dressent contre la désintégration biologique, les Parnassiens pensent par ailleurs les genres et formes poétiques eux-mêmes d’une façon « organique ». Ils se rattachent à une tradition d’esthétique philosophique antérieure au XIXe siècle qui conçoit l’œuvre d’art comme un tout organique, tradition, qui sera mise en cause au XXe siècle et avant cela par les poètes de Baudelaire à Laforgue, grâce aux genres hybrides et des vers irréguliers. La « charogne littéraire » est peut-être, en dernière analyse, la forme poétique même.

Frank Jäger, Les charognes esthétiques de Lautréamont

Depuis que Victor Hugo a reconnu, dans la Préface de Cromwell, la valeur esthétique du laid et du grotesque, beaucoup d’écrivains du XIXe siècle ont suivi, d’une façon ou d’une autre, cette voie. C’est à partir de ces fondements du romantisme qu’une esthétique du morbide se développe dans la littérature, surtout dans l’œuvre de « poètes maudits », comme Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Si de telles réflexions poétologiques et artistiques constituent le premier pilier central des « charognes littéraires », c’est l’essor des sciences du vivant qui forme le second. La connaissance scientifique de plus en plus approfondie de l’anatomie et de la biologie a contribué à consolider une telle esthétique et a nourri l’imagination des écrivains. L’œuvre de Lautréamont en donne un exemple frappant. Dans Les chants de Maldoror, le protagoniste, homme-animal hybride, plonge dans les gouffres de la vie. Il rencontre des parasites infiniment petits, il tombe sur des charognards et réels (des vautours) et fictifs (des vampires), il fait l’expérience de la désintégration du corps, et il décrit tout cela avec un regard médico-scientifique. Lautréamont explore un espace poétique intermédiaire entre la plénitude vitale débordante d’un côté et, de l’autre, l’expérience d’une volonté destructrice, expérience due à la prise de conscience de la synergie des forces vitales naturelles.

Cette communication vise à éclairer l’esthétisation du morbide, la description d’une nature destructrice et ses implications morales. C’est le décalage entre instinct et intellect, entre force vitale et réflexion poétique qui se manifeste dans le texte de Lautréamont et qui nécessite qu’on analyse l’exploitation et la transformation esthétiques des connaissances scientifiques répandues au XIXe siècle, notamment celles qui sont liées aux sciences du vivant comme la vivisection ou l’anatomie.

Ill.: Gustave Courbet, L’homme blessé, ca. 1844-1854, Musée d’Orsay

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