Céline au cinéma ! À propos du film Louis-Ferdinand Céline : deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

Maxim Görke (Hamburg)

(publication prévue pour n° 7 de Romanische Studien, 2017)

Projetée depuis 1933, Louis-Ferdinand Céline a finalement fait son entrée au cinéma. Contrairement à ceux qui se sont lancés avant lui, le film que propose Emmanuel Bourdieu prend comme point d’appui non pas l’œuvre de Céline mais l’homme. À travers le livre de mémoire de l’universitaire américain Milton Hindus son film biographique revient sur l’exil danois de l’écrivain à la fin des années 1940. Même s’il n’est pas dépourvu de bonnes intentions, son manque d’audace et le surjeu de Denis Lavant dans le rôle de Céline font du film un moment de cinéma divertissant, certes, mais dont l’intérêt cinématographique reste en somme anecdotique.

Finalement ça c’est fait! Cinquante-cinq ans après sa mort et plus de quatre-vingts ans après la publication de Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline entre au cinéma. En tenant compte de la notoriété de l’auteur et du succès de son œuvre, cette longue période de mise en train paraît remarquable. Pourtant, elle n’est pas due au manque d’ambition. Au contraire. Les intéressés ne comptent désormais plus les annonces d’intention, les projets envisagés et les tentatives avortées de porter à l’écran Céline.

Déjà en mars 1933, soit à peine cinq mois après son entrée remarquée dans le monde des Lettres, l’auteur est sollicité par Abel Gance qui souhaite adapter Voyage au bout de la nuit pour le cinéma. La même année Céline fait part à son éditeur de s’être entretenu à Prague avec le metteur en scène et ancien membre du parti communiste allemand Carl Junghans d’une possible adaptation cinématographique du livre. Or ces deux projets restent sans suite ainsi que les démarches entreprises pendant l’été 1934 auprès de producteurs hollywoodiens, que Céline, à l’occasion d’un voyage aux États-Unis, cherche à rencontrer personnellement, afin de voir son roman porté à l’écran. Par la suite, un grand nombre de metteurs en scène et de scénaristes français tels que Julien Duvivier, Pierre Chenal, Jean Anouilh, Claude Autant-Lara ou encore Jean-Pierre Rassam, Louis Malle et Maurice Pialet seront associés à une éventuelle adaptation de Céline au cinéma. La majorité de ces annonces ne dépassent cependant pas le stade des déclarations d’intention. Et les rares ayant l’audace de s’y lancer réellement abandonnent à un moment ou un autre. Michel Audiard qui pendant près de vingt ans répète vouloir adapter Voyage au bout de la nuit – par moments il est même question de s’attaquer à Mort à Crédit – finit par renoncer, considérant le projet comme irréalisable. L’italien Sergio Leone, fortement influencé par la lecture de Céline et qui rêve de l’adapter au cinéma, ne passera, lui non plus, jamais à l’acte. En 2004 c’est François Dupeyron qui déclare travailler sur le scénario de Voyage au bout de la nuit, puis, au bout de neuf mois, se ravise et abandonne le projet. Quant aux annonces répétées de Jean-François Stévenin d’adapter Nord, il reste à voir s’il joindra le geste à la parole. Parmi ces différentes déclarations et tentatives, le projet le plus avancé fut probablement celui de Maurice Ronet, qui au début des années 1980 s’était engagé à porter à l’écran non pas l’un des romans de Céline, mais sa thèse de médecine consacrée à l’obstétricien hongrois Ignace Philippe Semmelweis. Malheureusement Ronet n’a pas su trouver de producteur pour son scénario, dont le découpage aurait été selon le journaliste Hervé le Boterf « tout à fait remarquable ».1

Si cet aperçu non exhaustif laisse entrevoir la ténacité avec laquelle Céline a jusqu’à présent résisté au grand écran, il révèle aussi que la majorité des tentatives d’adaptation se sont concentrées sur l’œuvre romanesque de l’écrivain, et plus particulièrement sur son premier roman. Pourtant d’autres démarches auraient pu être envisagées. Car il se trouve que Céline a lui-même écrit des scénarios et des synopsis qu’il dédiait à l’écran. En 1936 les Éditions Gallimard publient un recueil collectif rassemblant des textes des dix premiers lauréats du prix Renaudot – récompense attribuée à l’auteur de Voyage au bout de la nuit en 1933 – et auquel Céline contribue avec un scénario de film intitulé Secrets dans l’île.2 Ayant pour cadre une île bretonne, l’intrigue se déroule dans une commune de pêcheurs où l’arrivée d’une étrangère rend jalouse la population féminine qui, excitée par l’alcool et par la guérisseuse de l’île, se venge avec violence. Peu après la Seconde Guerre mondiale Céline fait paraître Scandale aux Abysses3, texte qu’il présente lui-même comme un argument de dessin animé et à l’égard duquel il nourrit de réelles espérances d’adaptation cinématographique : « Je le destinais au cinéma animé français » écrit-il dans une lettre adressée à Hindus.4 Inspiré par la mythologie romaine, ce texte met en scène la divinité des eaux Neptune, marié à Vénus, mais amoureux de la sirène Prytnyl. Fâcheusement jalouse de sa rivale, Vénus contribue à son exile chez les hommes, ce qui non seulement entraine la perte de Prytnyl, mais conduit aussi Neptune à la détresse. Toujours dans les premières années d’après-guerre Céline compose Arletty, jeune fille dauphinoise, synopsis écrit pour l’actrice Arletty – qui comme lui est née à Courbevoie – et dans lequel celle-ci traverse des péripéties en Afrique et en Amérique avant de se retrouver aux Indes, dans le harem d’un maharadjah, d’où elle s’évade et rentre en France pour se produire sur la scène d’une boîte de nuit à Montrouge. Pour l’adaptation Céline envisage une mise en scène de Marcel Carné et des dialogues par Marcel Aymé.5

À l’encontre des diverses tentatives avortées, et malgré les modèles élaborés par l’écrivain, ce n’est étonnamment pas par le biais de la fiction que Céline a finalement fait son entrée au cinéma, mais par celui du témoignage. Le long métrage qui en 2016 signe enfin l’apparition de Céline au grand écran n’est en effet pas une adaptation cinématographique d’une de ses œuvres littéraires, mais un film biographique. Après avoir connu un premier âge d’or dans le cinéma hollywoodien des années 1930, avec des films tels que The Life of Emile Zola (consacré Oscar du meilleur film en 1938) ou The Story of Louis Pasteur, tous deux réalisés par William Dieterle, ce genre connaît un nouvel apogée aux environs des années 2010, et notamment en France où sont portées à l’écran les vies de personnages aussi illustres que divers comme Édith Piaf (La Môme, 2007), Coco Chanel (Coco avant Chanel, 2009), Serge Gainsbourg (Gainsbourg, vie héroïque, 2010) ou bien Claude François (Cloclo, 2012) et Yves Saint Laurent (Yves Saint Laurent, 2014).

1. Affiche du film Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

Présenté par la société de production parisienne JEM Productions, sous la direction de Jacques Kirsner, encadré par le producteur exécutif bruxellois BE-Films et coproduit par France 3 Cinéma, le film qui met en image Céline – pour la première fois annoncé en 2012 et initialement sous-titré « un monstrueux géant » puis « la rencontre » – fait son entrée dans les salles françaises le 9 mars 2016 sous le titre définitif de Louis-Ferdinand Céline : Deux clowns pour une catastrophe (fig. 1).6 Le titre secondaire fait référence au mot de Céline, selon lequel l’ambassadeur d’Allemagne à Paris sous l’Occupation, Otto Abetz, « était ‘un clown pour Catastrophes’ ».7

Contrairement aux films biographiques mentionnés ci-dessus, Deux clowns pour une catastrophe ne montre pas l’ensemble du parcours de Céline, mais se concentre seulement sur une courte période de sa vie. Aussi bien pour les dialogues que pour l’action le réalisateur Emmanuel Bourdieu, assisté par la scénariste Marcia Romano, s’est appuyé sur le livre de mémoire de l’universitaire américain Milton Hindus The Crippled Giant : A Bizarre Adventure in Contemporary Letters, publié aux Etats-Unis en 1950, traduit en français par André Belamich et sorti l’année suivante chez L’Arche sous le titre plus intimiste de L.-F. Céline, tel que je l’ai vu8, dans lequel il relate sa rencontre avec Céline au Danemark durant l’été 1948. Jeune professeur assistant à l’université de Chicago, ardent admirateur de l’œuvre célinienne, Hindus avait au préalable préfacé la réédition américaine de Mort à Crédit, publiée en décembre 1947 chez New Directions à New York et surtout, il avait entrepris, à partir du mois de février de la même année, une importante correspondance avec Céline, à laquelle il joignait, à l’occasion, du café, du thé ou des bas nylon pour sa femme. De son côté, Céline, sur une période de deux ans et demi, lui a adressé plus de quatre-vingt-dix lettres, constituant un corpus épistolaire important quant aux explications stylistiques et jugements littéraires qu’il y expose. 9 D’une rare densité stylistique, ces courriers, dont le dernier est daté du 13 octobre 1949, annoncent en grande partie les réflexions poétiques réunies dans les Entretiens avec le professeur Y – personnage fictif, certes, mais dans lequel l’universitaire américain se serait reconnu.10

Encouragé par son interlocuteur, Hindus, après plus d’un an d’échange épistolaire et alors âgé de trente-et-un ans, se rend en Europe afin de rejoindre Céline qui, quinquagénaire et marqué par quatorze mois de détention puis quatre mois d’hôpital, s’est installé depuis quelques semaines seulement dans la propriété de campagne de son avocat Thorvald Mikkelsen, à Klarskovgaard, non loin de Korsør, ville portuaire située dans le Grand Belt. Le séjour durera en tout un peu plus de trois semaines ; du 20 juillet au 12 août 1948. Assez pour que la relation entre les deux hommes, pourtant chaleureuse dans leur correspondance, se dégrade petit à petit et finisse par tourner à l’aversion, ouverte et réciproque. En effet l’abîme qui sépare Hindus de Céline s’avère insurmontable. D’un côté le jeune intellectuel américain, diplômé, ambitieux, à la recherche de sa voix d’écrivain, de l’autre l’auteur affirmé mais maudit, impulsif, contraint à l’exil et s’apitoyant sur son sort (fig. 2). C’est justement autour de ce désenchantement progressif que se construit l’intrigue de Deux clowns pour une catastrophe.

2. Céline, Lucette et Hindus dans Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

En choisissant d’aborder Céline à travers le récit de Milton Hindus, Emmanuel Bourdieu opte à la fois pour la facilité et la difficulté. Le livre offre effectivement un cadre commode, car il présente un point de vue singulier sur une période courte mais charnière dans la vie de Céline – aussi bien en tant qu’homme, qu’en tant qu’auteur. En revanche, le potentiel dramatique qui naît de la rencontre entre un écrivain et son admirateur est en soi assez mince. Dans le cas présent elle est même quasiment dépourvue d’action et se résume à une suite d’impressions et de réflexions notées dans un carnet. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à cela. Étant donné que, de manière générale, l’ensemble de l’exil danois est une période d’immobilité imposée durant laquelle Céline ne bouge pratiquement pas. Lui qui avait l’habitude de courir le monde et de se frotter à son époque, se retrouve enfermé et assigné à résidence. Ne recevant que très peu de visite, travaillant plutôt mollement sur de nouveaux écrits, ces premières années de l’après-guerre sont chez Céline avant tout une période de correspondance épistémologique intense où il tâche d’empêcher son extradition tout en préparant son retour en France. Par conséquent, et contrairement à ce que suggère l’affiche du film qui montre un Céline attablé, le tête dans les mains, entouré de feuilles virevoltantes, le film n’accorde que très peu de place à la littérature. L’unique scène censée présenter le génie créateur de Céline le montre marmonnant, griffonnant hâtivement quelques lignes sur une page vierge, puis rayant avec véhémence un mot qu’il remplace aussitôt par un autre. Pendant ce temps, Hindus se penche consciencieusement sur son épaule et s’étonne de ne rien voir (fig. 3). Eh ben oui ! Un style littéraire ne se voit pas, il s’entend et se lit.

3. Hindus se penchant sur l’épaule de Céline dans Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

Pourtant une approche plus dramatique du sujet, c’est-à-dire davantage chargée d’action et donc moins statique, aurait été envisageable. Pensons par exemple à la fuite de Céline à travers l’Allemagne en feu durant les derniers mois du IIIe Reich, transposée dans les romans que l’on subsume d’ordinaire sous l’appellation de « trilogie allemande », et qui récemment ont inspiré à Christophe Malavoy, épaulé par les illustrateurs Paul et Gaëtan Brizzi, la belle bande dessiné La Cavale du Dr Destouches.11 Ou bien, en privilégiant l’approche idéologique que choisit aussi le film de Bourdieu, les années sous l’Occupation allemande auraient probablement présenté un angle d’attaque prometteur. Car c’est sous la botte que Céline s’agite le plus – dans ses écrits et en public – et que sa notoriété atteint l’apogée. Au lieu de cela, Deux clowns pour une catastrophe visualise un moment d’inactivité relative, un temps d’arrêt et d’attente peu propice à la création littéraire.

En mettant l’accent sur l’homme plutôt que sur l’écrivain, sur l’idéologie plus que sur la poésie ou le romanesque, Emmanuel Bourdieu – réalisateur et scénariste, mais aussi docteur en philosophie et fils cadet du sociologue Pierre Bourdieu –, dont le film sur Céline est le cinquième long métrage, renoue avec une recette qu’il avait déjà exploitée lors de son film précédent ; un téléfilm historique, traitant de la vie d’Édouard Drumont (Drumont, histoire d’un antisémite français, 2013). Cependant, et contrairement au film consacré à l’un des principaux représentants de l’antisémitisme en France, où des séquences dramatiques se mêlent à des images d’archives, Deux clowns pour une catastrophe, s’il s’ouvre également sur un plan historique montrant des hommes et des femmes emmenés par une foule agitée et rouée de coups par les forces de l’ordre – duquel une voix off, citant la correspondance de Céline, laisse croire qu’il est filmé durant l’épuration – n’est par la suite, à l’exception d’un gros plan maritime et d’un texte d’introduction au début du film exposant les grandes lignes de la situation de départ, exclusivement composé de séquences dramatiques.

4. Hindus lisant Voyage au bout de la nuit dans Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

Dans la première scène du film le spectateur voit Hindus assis au fond d’un autobus qui traverse une campagne ensoleillée, en train de lire dans un exemplaire de Voyage au bout de la nuit (fig. 4), tandis que Céline et sa femme Lucette, visiblement nerveux et tendus, attendent l’invité au terminus. Celui-ci descend alors d’un car sur le front duquel on aperçoit à deux reprises le sigle N. S. ; ce qui peut être lu comme un premier indicateur quant au terrain idéologique qu’aborde le film. En effet, après avoir installé leur hôte à l’hôtel, et pendant qu’ils longent la berge, Lucette rappelle expressément à Céline de ménager ses paroles et de ne surtout pas parler des juifs. Mais déjà dans la prochaine séquence, alors que Hindus se dit non sans une pointe d’orgueil être juif américain, Céline arbore un silence et un regard qui en disent long.

Si les premiers plans du film montrent bien le caractère complexe de Céline – à la fois charmeur et vulgaire, aphoristique, acrimonieux et incorrigible, se sentant continuellement persécuté – ils montrent aussi le malentendu profond qui l’accompagne. Constamment surjoué, le personnage de Céline manque de persuasion, jusqu’à devenir sa propre caricature. Qu’il est constamment présenté comme un homme de petite taille, non seulement comparé à Lucette qui le dépasse d’une demi-tête, mais surtout à côté de Hindus qui du coup apparaît comme un géant – alors que les témoins de l’époque insistent sur la relative haute taille de Céline (1 m 75), ce qui lui avait d’ailleurs permis d’intégrer la cavalerie – est un phénomène dont, en d’autres circonstances, on ne tiendrait probablement pas rigueur, mais qui, en l’occurrence, ne fait qu’agrandir le malaise que le spectateur éprouve face au personnage.

Le deuxième moment du film montre Hindus, entrant dans ce que lui-même appelle « l’antre de la création » et où l’on aperçoit, outre le fameux chat Bébert, des feuilles manuscrites regroupées et épinglées sur une corde à linge ; image qui rappelle les interviews télévisées que Céline donnait après-guerre dans son cabinet de travail à Meudon. Une invraisemblable chute à vélo et un genou écorché, soigné à la morphine (!) sont alors l’occasion d’affiner le personnage et d’introduire le Céline médecin ; piste, qui n’est cependant que timidement exploitée (fig. 5).

5. Céline soignant le genou de Hindus dans Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

La suite du film enchaîne des scènes construites autour du personnage de Hindus, le montrant tantôt seul dans sa chambre d’hôtel, face à sa machine à écrire, tenant son journal, relisant le Voyage, correspondant avec sa femme restée aux Etats-Unis ou bien prenant des polaroïds, tantôt en compagnie de Céline et Lucette dans leur maison au fin fond de la campagne danoise. Le tout est agrémenté par des séquences suivant Hindus et Céline en ville, chez le boucher, ainsi que dans une soirée mondaine où ce dernier, en smoking, lit un passage du manuscrit qu’il est en train de mettre au point (Féerie pour un autre fois). L’évolution du rapport entre Céline et Hindus est au centre de ces séquences. La familiarité du début, qui notamment se manifeste par une attirance commune pour les charmes de Lucette, cède lentement à une répugnance de moins en moins dissimulée. La séquence où Céline fait sauter Hindus à la corde, peut dès lors être considérée comme allégorique de la relation entre les deux hommes : c’est Céline qui dicte le jeu et le rythme, tandis que Hindus fait de son mieux pour suivre. En même temps le saut à la corde rappelle aussi un autre motif, à savoir la corde du pendu qui, selon Céline, planerait perpétuellement sur lui (fig. 6).

6. Céline fait sauter Hindus à la corde dans Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

Alors que les rapports entre Hindus et Céline se détériorent à vue d’œil, ceux entre Hindus et Lucette se renforcent. Le second moment de l’action raconte la relation entre une Lucette arrondissant sans cesse les angles du tempérament tumultueux de son mari, et un Hindus vivant mal les grossièretés de son idole. Le pliage commun du linge, un dîner aux chandelles, un raccompagnement la nuit tombée, autant de moments qui illustrent l’intimité croissante entre les deux personnages. Son apothéose est atteinte dans ce qui est probablement le moment esthétique le plus attrayant du film. Dans le dernier tiers nous voyons Céline au piano, interprétant sa chanson Règlement puis Hindus improvisant une danse juive qu’il effectue avec Lucette tandis que Céline les accompagne (fig. 7). Même si historiquement elle apparaît peu probable, la simplicité des mouvements, l’entrain de la mélodie et l’éclairage mesuré, le tout filmé en plan fixe, confèrent à cette scène une certaine intensité. Hélas ! lui succède un plan qui, en revanche, est parmi les plus pénibles du film. On y retrouve un Céline intentionnellement courbé, vêtu d’un caleçon long en train de singer ladite danse juive. Alors que Céline et Lucette se réjouissent sans complexe de cette parodie, Hindus en est effaré. Il part à vélo, vomit au bord d’un fleuve puis entame une lettre à sa femme dans laquelle il se demande comment il a pu ne pas prendre au sérieux l’antisémitisme de Céline, alors que celui-ci était évident et demeure apparemment incorrigible.

7. Hindus et Lucette dansent dans Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu

Mince d’intrigue, le film vit surtout de ses protagonistes et de leurs confrontations, parfois équilibrées, souvent tumultueuses : l’acteur canado-britannique Philip Desmeules, dont c’est le premier grand rôle au cinéma, interprète Milton Hindus, Géraldine Pailhas, César du meilleur espoir féminin en 1992 pour son rôle dans La Neige et le Feu de Claude Pinoteau, joue Lucette, et Denis Lavant, dont la prestation dans Faire danser les alligators sur la flûte de pan – pièce de théâtre montée à partir de la correspondance de Céline – lui avait valu de très bonne critiques jusqu’à être consacré en 2015 par un Molière dans la catégorie « Seul en scène », tient le rôle de Céline.

Interrogé sur les intentions de son film, Bourdieu nomme deux éléments qui auraient avant tout guidé son approche. Une certaine froideur esthétique, privilégiant moins une reconstruction historique trop ostentatoire, qu’une mise en scène épurée et sans fioritures, afin de créer une ambiance glacée, enténébrée, souvent sombre. Ensuite, la volonté de ne pas seulement montrer le Céline antisémite, mais de faire aussi ressortir son génie littéraire. Si le premier objectif est tout à fait atteint, le second, en revanche, l’est moins. Certes, le fameux style de Céline est mentionné à plusieurs reprises, mais ni la musique qui l’anime, ni le délire qui l’habite, ni l’entrain qu’il provoque sont ressentis à l’écran. Pour les faire passer, il aurait sans doute fallu une mise en scène plus audacieuse et moins tournée vers le grand public. Une seule fois les paroles de Céline se détachent de son image, s’enchevêtrent et prennent de l’envol. En dehors de cela, le Céline de Bourdieu ressemble assez à celui que décrit Hindus dans son témoignage : « grossier, sûr de lui, égotiste et brutal »12.


  1. Pour ce qui est des différentes tentatives d’adaptation de Céline on consultera avec le plus grand profit l’article en deux parties d’Émile Brami, « Céline et le cinéma », Études céliniennes 4 et 6 (Paris : Société d’Études céliniennes, 2008 et 2010): 41–53 et 73–84. La citation se trouve dans le n° 4 à la page 48 dans les notes de bas de page.
  2. Louis-Ferdinand Céline, « Secrets dans l’île», in Neuf et une, éd. par le Jury Renaudot (Paris : Gallimard, 1936), 71–9. Repris dans Pascal Fouché, éd., Cahiers Céline 8 : ‹ Progrès ›, suivie de ‹ Œuvres pour la scène et l’écran › (Paris : Gallimard, 1988), 69–79.
  3. Louis-Ferdinand Céline, Scandale aux Abysses [1950], repris dans Fouché, éd., Cahiers Céline 8, 127–67.
  4. Lettre datée du 30 mars 1947. Voir Henri Godard et Jean-Paul Louis, éds., Céline : lettres, Bibliothèque de la Pléiade (Paris : Gallimard, 2009), 871.
  5. Louis-Ferdinand Céline, Arletty jeune fille dauphinoise [1948], repris dans Fouché, éd., Cahiers Céline 8, 205–12.
  6. Jusqu’à présent le film n’a pas été vendu à l’étranger. Mais il est sorti en DVD le 6 septembre 2016.
  7. Godard et Louis, éds., Céline : lettres, 953.
  8. Désormais on se rapportera à l’édition suivante : Louis-Ferdinand Céline et Milton Hindus, Rencontre à Copenhague (Paris : Éditions de L’Herne, 2007).
  9. Jean-Paul Louis, Céline : lettres à Milton Hindus 1947–1949, Cahiers Céline 2, nouvelle édition (Paris : Gallimard, 2012).
  10. Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le professeur Y (Paris : Gallimard, 1955).
  11. Christophe Malavoy, La Cavale du Dr Destouches (Paris : Futuropolis, 2015).
  12. Céline et Hindus, Rencontre à Copenhague, 37.

 

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