Déborah Lévy-Bertherat et Mathilde Lévêque
« L’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, […] mais peut-être horizon, point de départ… » : dans W ou le souvenir d’enfance (1975), Perec s’affranchit du double topos de l’innocence et de la cruauté enfantines. La même année, dans L’Argent de poche, Truffaut met à distance toute mièvrerie pour révéler « la gravité de l’enfant par rapport à la futilité de l’adulte » en filmant « non seulement les jeux des enfants, mais aussi leurs drames, qui sont immenses. » La fascination du roman contemporain pour les personnages d’enfants ne cesse de relever ce défi : restituer l’ampleur d’une expérience inversement proportionnelle aux « vies minuscules » de leurs petits héros.
L’enfant, sujet mineur ?
L’enfance n’est pas seulement un âge ou un état, mais une valeur, un éthos dont peut se revendiquer l’adulte : « On ne quitte pas l’enfance, écrit Patrick Chamoiseau, on la serre au fond de soi. » Elle est devenue pour la fiction un sujet moral et politique, où la minorité de l’âge en croise d’autres – sexuelles, ethniques et sociales. Les jeunes héros des romans contemporains sont souvent des enfants d’ailleurs, petites filles migrantes par exemple, chez Kim Thúy, Laura Alcoba ou Scholastique Mukasonga, voire nouveau-né dans Feu pour feu de Carole Zalberg. Négligeable, vulnérable, voué au silence et à l’obéissance, le petit personnage concentre en une seule figure les problématiques postcoloniales du sujet subalterne (G. Spivak), privé d’identité et de parole. Ainsi, en assumant le terme de « négrillon », Chamoiseau subvertit les catégories racistes de son enfance créole.
Blessures et traumatismes
L’écrivain d’aujourd’hui aurait pour mission, comme l’historien selon Patrick Boucheron, d’aller à rebours de la temporalité accélérée du monde présent, « qui saccage l’expérience et méprise l’enfance ». La maxime dostoïevskienne – « Rien ne peut compenser une seule larme d’un seul enfant » – resurgit sous des écritures où la jeune conscience se fait la chambre d’échos la plus sensible, donc la plus efficace, et peut-être la plus humaine des traumatismes de la société et de l’histoire. Figures liminaires, « par essence extérieurs à l’agencement du monde adulte » (Roni Natov), les enfants sont non seulement les victimes, comme chez Alexandre Seurat ou Leïla Slimani, mais les témoins excentrés des conflits de l’actualité. Placés au cœur d’une violence subie et assumée à la fois, les enfants soldats d’Ahmadou Kourouma, Emmanuel Dongala ou Léonora Miano, réincarnent de manière monstrueuse le dilemme de la culpabilité ou de l’innocence primordiales. Même la littérature de jeunesse fait une place parfois très crue aux réalités les plus brutales : inceste, viol (Jeanne Benameur), assassinat, mais aussi exil, dictature, guerre ou génocide (Élisabeth Combres).
Nouvelles voix du récit
« Je repars vers l’enfance par […] la violence du langage », a dit Annie Ernaux. Car l’expérience inouïe appelle une langue neuve, propre à donner voix aux sans-voix : Catherine Coquio évoque l’invention par les enfants survivants de la Shoah, tel Georges-Arthur Goldschmidt, d’une langue poétique. Comme l’a noté Alain Schaffner, les récits contemporains explorent des formes narratives brisées. Elles se déploient du dialogisme d’Enfance de Sarraute aux voix croisées de Petit pays de Gaël Faye, en passant par l’écriture errante de Modiano ou les schémas expliqués de Christophe Boltanski dans La Cache. La lecture enfantine elle-même offre à Hélène Merlin-Kajman un modèle de réception, où la « candeur esthétique » refonde la nécessité d’une littérature à « lire dans la gueule du loup ».
La littérature contemporaine se démarque-t-elle radicalement du mythe romantique de l’enfant poète et créateur, ou le revisite-t-elle selon des modalités nouvelles ? Quelles sont les voix nouvelles du récit d’enfance ? La tendance contemporaine aux récits d’enfance sombres et cruels est-elle due à leur ancrage dans une époque plus troublée et traumatique que les précédentes, du moins perçue comme telle ? Comment penser et expliquer le rapport inversement proportionnel entre des personnages subalternes et une esthétique de la radicalité, voire de l’urgence ?
Faut-il parler d’enfance, entité abstraite et labile, d’enfant, figure idéale ou métonymique, ou bien d’enfants, acteurs singuliers et individuels ? A qui s’adresse la création littéraire contemporaine pour la jeunesse, dont certains affirment qu’elle est elle-même passée à l’âge adulte ? Les modalités de cette maturité nouvelle, liées à un marché économique en pleine expansion, induisent-elles de nouveaux enjeux dans la création et la diffusion ? La fiction contribue-t-elle à repenser les contours de l’enfance, construction historique, culturelle, sociale mais aussi esthétique, dans le monde contemporain ?
Telles sont quelques-unes des questions que le prochain dossier de Fixxion voudrait aborder, dans les limites de la production romanesque en langue française depuis les années 1980.
Les propositions de contributions, environ 300 mots, en français ou en anglais, sont à envoyer d’ici le 1er décembre 2017 à Déborah Lévy-Bertherat et Mathilde Lévêque.
Les articles définitifs seront à remettre sur le site (Soumissions) avant le 1er juin 2018 pour évaluation par le comité de la Revue critique de fixxion française contemporaine.
La revue accepte également des articles hors problématique du numéro.