[Cet entretien sera publié dans Romanische Studien, 2017]
Né en 1957, Patrick Deville est un romancier français découvert grâce à ses premiers romans parus dans les années 1990 aux éditions de Minuit, largement plébiscités par la critique universitaire. Pour mémoire, citons Cordon bleu (1987), Longue Vue (1988), Le Feu d’artifice (1992), La Femme parfaite (1995) et Ces Deux-là (2000), tous bientôt réédités en un seul volume sous le titre Minuit. Il y a douze ans, avec Pura Vida (2004), l’écrivain adopte une sorte de maximalisme en entrant dans la bien nommée collection « Fiction & Cie » des éditions du Seuil, plus à même d’accueillir son écriture foisonnante et sans fiction, mue par un désir d’encyclopédiste : La Tentation des armes à feu (2006), Équatoria (2009), Kampuchéa (2011), Peste & Choléra (2012) et Viva (2014). Couronné du Prix Femina en 2012, Peste & Choléra achève de le dévoiler au faîte de sa maturité littéraire à un lectorat depuis de plus en plus large. Directeur de la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs (M.E.E.T.), Patrick Deville est un artiste inclassable qui, depuis trente ans, occupe une place de choix dans l’histoire des lettres françaises.
Isabelle Bernard et Marina Ortrud Hertrampf l’ont interrogé sur son roman Taba-Taba, une fresque sur la France, de Napoléon III aux attentats de 2015, qui paraîtra en septembre 2017, ainsi que sur les grandes lignes de son œuvre et le développement de sa conception esthétique.
Isabelle Bernard et Marina O. Hertrampf : Les éditions du Seuil annoncent pour la rentrée la sortie de votre dernier roman Taba-Taba. Il s’agit d’un roman au titre énigmatique pour le lecteur qui ne connaîtrait pas ce pensionnaire du Lazaret de Mindin que vous surnommiez Taba-Taba et que vous décrivez dans un bref récit, Le lazaret de Mindin, paru en 1997. Patrick Deville, parlez-nous de ce « roman français».
Patrick Deville : J’ai encore très peu parlé de ce livre, et c’est toujours un peu difficile de parler pour la première fois d’un livre. On commence à s’y habituer quand on fait les librairies… Mais d’un mot : c’est, d’une part, le sixième chapitre de ce cycle ; c’est donc celui du milieu. Tout cela était prévu, et pour des raisons géographiques également, puisque les cinq premiers ont bouclé un tour du monde d’ouest vers l’est pour arriver de la côte caraïbe jusqu’à Saint-Nazaire. Donc, c’est l’aspect géographique : c’est celui du milieu. Ce qu’il a de commun aux autres, c’est que c’est sans fiction évidemment et que le narrateur est le même. Ça commence en 1860 jusqu’à mars 2017… Ce qu’il a de particulier, ce livre, c’est que c’est le plus long de cette série. Et il aurait pu être encore deux fois plus long : je n’avais pas prévu l’ampleur.
Bernard/Hertrampf : Avez-vous travaillé de la même façon pour ce nouvel opus ?
Deville : Oui. J’ai voulu faire cela assez vite, comme je le fais toujours. Il y a toujours ces trois phases. La première phase, on peut dire qu’elle a duré cinquante ans : c’est réellement le livre que je devais écrire. Tout ce qu’il y a eu avant, c’était pour arriver à celui-ci. J’ai décidé de devenir écrivain vers 7 ou 8 ans pour écrire ce livre-là. Donc, c’est une préparation extrêmement longue, cinquante 50 ans. Ensuite, il y a deux ans de la vie du narrateur : le roman, le présent du roman, est écrit à l’imparfait puisqu’il commence début 2015 avec les attentats de Charlie Hebdo et va jusqu’à mars 2017. Donc, il y a deux ans de la vie du narrateur et, pendant ces deux ans, le narrateur effectue à la fois un tour de France au volant d’une voiture pour retrouver tous les lieux d’archives familiales et plusieurs tours du monde pour chercher des traces de la France un peu partout dans le monde sur un siècle et demi.
Bernard/Hertrampf : La tentation autobiographique semble s’accentuer dans Taba-Taba.
Deville : Oui, il est davantage autobiographique que les autres. Mais il y a dans tous les autres des passages autobiographiques puisque le narrateur est le même, qu’il vieillit… Et dans celui-là, il y a aussi la date du 21 février 2017 : j’aurais aimé terminer ce livre à cette date, car il y a vingt ans jour pour jour, le 21 février 1997, j’arrivais au Nicaragua un matin avec l’idée d’écrire sur la vie et la mort de William Walker. Donc, il reprend également un peu tous les livres précédents, enfin ceux du cycle Sic Transit. Et il annonce les prochains…
Bernard/Hertrampf : Vers quelles destinations les prochains romans vous mèneront-ils donc ?
Deville : Et bien, après cette espèce de pivot, de tour de la France qui est aussi un tour sur moi-même, les livres suivants, dont j’ai déposé au Seuil les titres, devront constituer un autre tour du monde dans l’autre sens, de l’est vers l’ouest, mais évidemment pas sur les mêmes territoires qui ont déjà été abordés.
Bernard/Hertrampf : Est-ce parce que Taba-Taba est un roman qui touche de plus près à votre enfance au Lazaret de Mindin et à votre vie personnelle (ne serait-ce parce qu’il retrace l’histoire de votre pays, de vos ancêtres…) qu’il a été plus éprouvant et plus long à achever que les précédents ?
Deville : Ce que Taba-Taba a de particulier… c’est qu’il y a cinquante ans de préparation mentale, qu’ensuite il y a deux ans qui ont été terribles de déplacements incessants partout dans le monde et en France. J’avais prévu de m’enfermer trois mois pour l’écrire, vraiment jour et nuit. Je me suis alors aperçu que j’avais mal calculé, que j’étais parti pour écrire 2000 pages ! Et il y a une date fatidique : théoriquement, il faut terminer le 1er mars. J’ai eu un peu de retard et cela m’a mis dans un état de grand délabrement psychologique et physique.
Bernard/Hertrampf : Finalement, avec ce roman Taba-Taba, vous allez enfin quitter le lazaret de votre enfance ainsi que vous l’annonciez dans la presse il y a quelques années. D’ailleurs, c’est cet homme surnommé Taba-Taba qui, à l’époque, vous a en quelque sorte fait sortir, vous et votre famille, de ce lieu fantasmatique et fondateur…
Deville : On verra si c’est réussi ! Oui, le but était d’en finir avec Taba-Taba.
Bernard/Hertrampf : Voulez-vous évoquer un peu plus ce pensionnaire qui a marqué votre existence ?
Deville : Taba-Taba, c’était mon camarade, mon grand camarade quand j’étais enfant. Ce qui est intéressant du point de vue romanesque – comme je n’écris pas de fiction – c’était de savoir s’il y avait des archives là-dessus… J’ai essayé de les trouver mais elles ont toutes été détruites. Ce qui fait que, au contraire, c’est beaucoup plus intéressant pour le roman : je ne saurai jamais ni son nom véritable, ni la date de sa mort ! Tout cela en fait un personnage amnésique et ne possédant que deux syllabes et, en plus, quasiment légendaire ou mythique ! Personne ne saura jamais rien, les archives ayant été détruites. Il est impossible de le désanonymer, même si l’on retrouvait des archives maintenant… Ou alors, il aurait fallu un dossier médical dans lequel auraient figuré les termes de Taba-Taba… Et il a dû exister, ce dossier psychiatrique, mais tout cela a été détruit. Cela en fait un personnage encore plus romanesque.
Bernard/Hertrampf : Taba-Taba, c’est une expression malgache, n’est-ce pas ? Votre ami était-il originaire de Madagascar ?
Deville : Non, non. Il était français. Ce qui est certain, c’est qu’il était français. Mais, par contre, en effet, c’est l’hypothèse que je retiens, c’est que Taba-Taba en fait, c’est assez évident que cela n’avait rien à voir avec le tabac ou la nicotine. Taba-Taba en malgache signifie « C’est le bordel ! » et c’est donc cela, vraisemblablement, qu’il répétait à longueur de journée. Les dates correspondant, il est tout à fait possible qu’il fût mêlé à l’opération de répression militaire coloniale de 1947 : les dates correspondent très bien. C’est là-dessus que je pars…
Bernard/Hertrampf : La genèse de ce roman, vous l’évoquiez déjà dans un entretien avec Philippe Lançon paru dans Libération en 2004.
Deville : Ah oui, j’avais déjà parlé de Taba-Taba ! Le projet n’est pas d’hier, en effet ! Comme vous le savez, je suis très attentif aux éphémérides, aux dates, aux coïncidences. Dans le dernier chapitre, je mentionne la date du 21 février 2017, qui correspond aux 20 ans jour pour jour du début de Pura Vida et puis quelques jours plus tard, je suis à Madagascar pour Taba-Taba, c’est le 11 mars 2017 et c’est trente ans jour pour jour après la parution de Cordon-bleu, qui était le premier roman.
Bernard/Hertrampf : Il y a quelque chose de l’ordre d’un cycle…
Deville : Oui. Comme c’est la fin de ce premier tour du monde littéraire, il y a aussi quelque chose qui boucle mais il y a l’espoir et la volonté de reprendre tout cela…
Bernard/Hertrampf : Dans l’ensemble de vos contacts avec le public, ressentez-vous aujourd’hui de façon plus impérieuse le besoin de faire comprendre votre œuvre, sa composition cyclique et sa finalité ?
Deville : Oui, mais avec la presse que je vais faire maintenant, je vais essayer de ne parler que de Taba-Taba. Il faut que le lecteur s’empare de ce roman. Chacun des livres est complètement indépendant et on peut les lire dans le désordre. Je fais très attention à ne pas trop parler de cette histoire de cycle, même si pour moi, ce qui a été le plus important, c’est sans doute l’édition de la première trilogie, le Sic Transit, parce qu’en effet, c’est là qu’on voit que, même si on peut les lire indépendamment les uns des autres et dans le désordre, si on les lit dans l’ordre et dans la continuité, c’est une autre lecture. Ce sont d’autres textes : on voit à quel point ils sont imbriqués, à quel point les personnages reviennent, les lieux reviennent : c’est un autre niveau de lecture.
Bernard/Hertrampf : La construction du cycle Sic Transit Gloria Mundi se poursuit donc avec Taba-Taba qui s’intègrera dans le pan Gloria, n’est-ce pas ?
Deville : Dans le futur, c’est ce que j’imagine, oui. Tout cela est destiné à constituer un seul livre… Certains le voient déjà.
Bernard/Hertrampf : Avec Peste & Choléra, votre lectorat s’est élargi, rajeuni (Prix Goncourt des Lycéens). Pour quel lecteur écrivez-vous aujourd’hui ?
Deville : Et bien… Je ne sais pas. Je vois bien ce lecteur idéal de Gérard Genette… C’est le premier personnage de fiction que l’on invente et dont on a besoin pour se relire. Je pense que ce lecteur idéal, c’était celui de Pura Vida. Je ne pense pas que cela ait varié… En même temps, Peste & Choléra, était beaucoup plus simple et rapide. Pour moi, le lecteur idéal était le même mais, évidemment, dans les lecteurs virtuels et les lecteurs réels, ça a beaucoup changé. C’est très très bien, ce très grand lectorat de Peste & Choléra… Je le savais bien, et je le constate aussi dans les discussions, les courriers, qu’une partie des lecteurs ne peut pas suivre et remonter le fil des livres. Ce qui est très très bien, c’est qu’il y ait une partie des lecteurs qui ait découvert le projet avec Peste & Choléra et qui ait remonté et lu la trilogie ensuite. Ça, c’est très très bien ! Quant à l’âge de ces lecteurs… Il y a des classes de Première qui présentent Peste & Choléra au Baccalauréat. Mais, même Peste & Choléra qui est quand même de tous le plus simple, celui-ci qui demande en amont le moins de connaissances en histoire et en géographie, même celui-là reste compliqué pour les jeunes lecteurs. Je ne me fais pas d’illusions. Là, je ne sais pas car avec Taba-Taba, c’est la France… mais je ne sais pas, d’ailleurs, quel est le niveau d’enseignement d’histoire de France aujourd’hui dans l’Éducation nationale. Mais, peut-être que c’est potentiellement plus facile à de jeunes lecteurs français qui connaissent Bonaparte, la Restauration et le Second Empire, Victor Hugo, les tranchées, la Libération… Je ne sais pas. Ça leur dit peut-être quelque chose ! Évidemment quand il s’agit des guerres en Amérique centrale au xixe siècle ou de la vie de Jonas Samvimbi en Afrique, cela suppose qu’on sache un peu de l’histoire du monde… Et donc, pour en revenir à votre question, mon lecteur idéal, c’est quand même quelqu’un qui n’est pas totalement ignorant de tout cela…
Bernard/Hertrampf : Quelle bande d’écrivains avez-vous suivie dans Taba-Taba ?
Deville : S’agissant de la France, la ligne royale, c’est quand même Chateaubriand, Hugo, Proust. Et bien d’autres. Il y a beaucoup Cendrars… Et le roman Moravagine est très très présent dans Taba-Taba ainsi que la vie de Cendrars…
Bernard/Hertrampf : En 2000, après vos cinq premiers romans, parus aux Éditions de Minuit, vous n’avez pas seulement changé d’éditeur, vous avez aussi changé d’écriture. Le style Minuit, c’est terminé ?
Deville : Oui, c’est quelque chose qui est complètement terminé ! Il y en a cinq, ça s’arrête en l’an 2000, c’est un changement de siècle, d’éditeur, de manière… Mais, je ne renie pas du tout, au contraire, je suis très heureux que ces cinq romans qui sont assez courts paraissent en un seul volume avec une préface de mon actuel éditeur, Bernard Comment, qui montre à la fois les ruptures et les continuités. J’en suis très heureux.
Bernard/Hertrampf : 2017 est une année importante avec les 30 ans de Cordon bleu, la réédition de vos cinq premiers romans en un seul volume, Minuit, et la publication de Taba-Taba. L’heure semble également aux bilans critiques : Deville & Cie, une première somme analytique de votre œuvre est parue au printemps et les actes du colloque « Création(s) et réception(s) de Patrick Deville », qui a eu lieu en février à Ratisbonne en Allemagne, sortiront à l’automne. Dans quel état d’esprit abordez-vous cette année qui est aussi celle de votre soixantième anniversaire ?
Deville : J’espère que ce n’est pas un bilan… J’espère que c’est plus une phase ou un moment qu’un bilan. Je ne sais pas si j’écrirai d’autres romans, mais je l’espère !