Roman Jakobson contre Leo Spitzer

Beiträge, Französisch

Daniel Maira (Göttingen), « Roman Jakobson contre Leo Spitzer : militantisme critique et défense d’une méthode », Romanische Studien 5 (2016), extrait :

Toute critique militante suppose, d’une part, une prise de position contre une thèse hégémonique ou bien consolidée qu’il faut rejeter pour en montrer les limites, et, d’autre part, une nouvelle réflexion théorique qui doit néanmoins être expliquée et illustrée. Des méthodologies différentes appliquées aux mêmes objets littéraires peuvent dès lors engager des analyses textuelles discordantes qui imposent une prise de position nette. Le point de départ de notre essai porte sur un auteur qui a pu être considéré, à son tour, comme un critique « militant » : il s’agit de Joachim Du Bellay, membre de la Pléiade, dont la Deffence et illustration de la langue françoyse (1549) a été considérée comme le manifeste de la nouvelle poésie française autour de 15501. Le ton pamphlétaire de l’ouvrage s’élève contre la poésie nationale du passé, de tradition essentiellement marotique, et invite la nouvelle génération de poètes à enrichir la langue française et à lui conférer la dignité littéraire méritée. Il faudra dès lors abandonner les vieilles formes métriques et privilégier, par exemple, le sonnet pétrarquien importé d’Italie. Si la Deffence et illustration de la langue françoyse se présente comme une « théorie de la littérature », l’Olive – le premier canzoniere français composé exclusivement de sonnets – doit se lire, d’après l’auteur, comme l’illustration de ce traité. En effet ces deux ouvrages, sortis des presses d’Arnoul l’Angelier en 1549, ont souvent été reliés ensemble, la Deffence et illustration de la langue françoyse n’étant ainsi qu’une longue préface qui annonce l’Olive2.

L’un des cent cinquante sonnets de l’Olive de 1550, à savoir le sonnet CXIII, a inspiré plusieurs études3.

      Si nostre vie est moins qu’une journée
En l’eternel, si l’an qui faict le tour
Chasse noz jours sans espoir de retour,
Si perissable est toute chose née,
Que songes-tu, mon ame emprisonnée ?
Pourquoy te plaist l’obscur de nostre jour,
Si pour voler en un plus cler sejour,
Tu as au dos l’aele bien empanée ?
La, est le bien que tout esprit desire,
La, le repos ou tout le monde aspire,
La, est l’amour, la, le plaisir encore.
Là, ô mon ame au plus hault ciel guidée !
Tu y pouras recongnoistre l’Idée
De la beauté, qu’en ce monde j’adore.

Nous aimerions interroger les lectures proposées par Leo Spitzer et Roman Jakobson. Les essais des deux critiques militent en faveur d’une « défense et illustration » de leur méthode en matière d’analyse littéraire. Nous présenterons d’abord l’arrière-plan intellectuel et éditorial qui encadre l’étude de Jakobson afin de voir, dans un second temps, comment le linguiste prend le contre-pied de la lecture proposée par Spitzer.

Interprétations militantes et contexte éditorial

Leo Spitzer et les études de stylistique autour de 1970

L’article de Leo Spitzer sur le sonnet CXIII de l’Olive, « The Poetic Treatment of a Platonic-Christian Theme », a été publié pour la première fois en 1954 dans le numéro 6 de la revue Comparative Literature (193–217), et il est réédité dans les Romanische Literaturstudien, 1936–1956 en 1559 (Tübingen, Niemeyer, 130–159). Dans deux autres études, « Language of Poetry »4 et « Sviluppo di un metodo »5, parues respectivement en 1957 et 1960, Spitzer reprend brièvement les conclusions de son analyse sur le sonnet CXIII pour expliquer sa démarche méthodologique. Le philologue n’hésitait pas à définir lui-même cette méthode, non sans humour, de spitzérienne6. Leo Spitzer meurt le 16 septembre 1960 en Italie, pays qu’il avait choisi pour passer les dernières années de sa vie et pays qui a été réceptif à l’enseignement de l’érudit autrichien7. « Sviluppo di un metodo » a été son dernier texte publié, c’est pourquoi il a pu être considéré comme son testament intellectuel.

En France, les travaux de Leo Spitzer sont remis en haut de l’affiche en 1970, lors de la publication des Études de style dans la collection « Bibliothèque des Idées », chez Gallimard. Ce volume réunit les études de l’auteur sur la littérature française, traduites en français, pour l’occasion, par Eliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault. La préface de Jean Starobinski inaugure le livre et présente l’approche de Leo Spitzer. Les analyses littéraires recueillies dans ce volume sont précédées d’une seule étude du même auteur qui illustre les principes théoriques de sa méthode8. Si l’essai sur le sonnet CXIII de l’Olive de Du Bellay ne figure pas dans Études de style, rien n’empêche pour autant de penser que ce volume contribue à l’actualisation et à la résonance de la méthode spitzérienne.

Les Études de style de Spitzer paraissent à un moment où l’on venait d’affirmer la mort de la stylistique9. L’ouvrage du critique autrichien remet ainsi au devant de la scène une méthode, la sienne, qui commençait à être enterrée par la critique structuraliste et formaliste, car les représentants de la nouvelle critique intégraient désormais la stylistique dans les études de poétique. En 1969, le troisième numéro de Langue Française est consacré à La stylistique. Ce volume est révélateur des préoccupations théoriques qui portaient, à ce moment-là, sur l’état de santé de la stylistique littéraire, ainsi que le rappelle l’éditeur scientifique dans la préface :

Ce fut une tâche embarrassante que d’élaborer ce fascicule consacré à la « stylistique ». Au fur et à mesure qu’avançait leur travail, les malheureux éditeurs du numéro faisaient avec inquiétude une série de constatations de plus en plus gênantes, puisqu’elles en venaient à mettre en cause la légitimité, voire la possibilité de leur tâche.

Première constatation : la stylistique semble à peu près morte. […] Les collaborateurs mêmes de ce numéro semblent à peu près tous persuadés de la mort de la stylistique.10

Rien que les titres des essais de ce numéro peuvent être compris comme des critiques à la stylistique, mais aussi à la notion spitzérienne d’écart dont les limites sont étudiées par Nicole Gueunier (« La pertinence de la notion d’écart en stylistique »11). La contribution d’Henri Meschonnic, « Pour une poétique »12, invite à abandonner les études de stylistique et à passer aux études de poétique que l’auteur prétend fonder. En effet, les ouvrages de Meschonnic parus autour de 1970 critiquent les systèmes de Charles Bally ou de Leo Spitzer et s’inscrivent sous l’égide de Roman Jakobson. Dans « Pour la poétique », publié dans Langue Française, Henri Meschonnic place en exergue un passage tiré de l’essai « Linguistique et poétique » de Jakobson, essai qui a pu être considéré comme « la charte de la poétique définie contre la stylistique »13 : « Un linguiste sourd à la fiction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d’ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes »14.

La poétique est considérée comme une stylistique générale, c’est pourquoi les études de stylistique se confondent avec la poétique dans la mesure où elles contribuent à l’illustration d’un aspect particulier de la démarche « jakobsonienne ». La poétique – au sens de théorie littéraire comme l’entendent Roland Barthes, Gérard Genette et Tzvetan Todorov – privilégie en effet l’étude d’ensembles de textes afin de détacher les lois générales qui se trouvent à la base de la création littéraire15, alors que pour Spitzer, le but de la stylistique est de cerner le singulier et le propre d’un auteur, d’une œuvre ou d’un genre. L’opposition entre stylistique et poétique alimente le débat théorique autour de 1970. L’affirmation de la mort de la stylistique paraît pourtant quelque peu hâtive : reconnaissons-là un effet de mode, à l’instar de la déclaration contemporaine de la mort de l’auteur16. En réalité, malgré leur programme théorique divergeant, cinq ouvrages importants publiés dans les années 1969–1971 témoignent de l’intérêt continu pour les études stylistiques : Essais de stylistique de Pierre Guiraud (Paris, Klincksieck, 1969), Stylistique et poétique françaises de Frédéric Deloffre (Paris, SEDES, 1970), Études de style de Leo Spitzer (1970), La stylistique de Pierre Guiraud et Pierre Kuentz (Paris, Klicksieck, 1970) et enfin Essais de stylistique structurale de Michael Riffaterre (Paris, Flammarion, 1971).

Roman Jakobson et la publication de « Si nostre vie »

Retournons à Roman Jakobson et au parcours éditorial de son étude sur le sonnet CXIII de l’Olive. Ce texte a été lu au colloque sur le « Premarinismo e pregongorismo », organisé en Italie en avril 1971 par l’Accademia Nazionale dei Lincei. La conférence est accueillie dans les actes du colloque publiés en 197317, et elle paraît la même année dans Questions de poétique, dans la collection « Poétique »18 . Cette collection des éditions du Seuil est créée en 1969 juste après la fondation du Centre universitaire expérimental de Vincennes (aujourd’hui Université de Paris VIII Saint-Denis), et elle est dirigée par Hélène Cixous, Gérard Genette et Tzvetan Todorov. La collection s’intéresse aux questions de théorie et d’analyse littéraires, et les titres inédits parus avant Questions de poétique de Jakobson mettent tous l’accent, de manière programmatique, sur la fonction poétique de la littérature : Introduction à la littérature fantastique: poétique de la prose de Tzvetan Todorov, Essai de poétique médiévale de Paul Zumthor, Figures III de Gérard Genette et Langage, musique, poésie de Nicolas Ruwet. Le premier numéro de la revue Poétique paraît également en 1970.

Le programme de Questions de poétique est illustré amplement dans l’essai « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie »19. Jakobson y propose l’intérêt et l’application de sa méthode en matière d’analyse littéraire, déjà annoncée dans « Linguistique et poétique ». La construction linguistico-grammaticale d’un texte est déterminante lors de l’analyse de la fonction poétique du message, et, par conséquent, des procédés qui sont à la base de sa littérarité. Quant à la stylistique, elle ne s’oppose pas vraiment à la poétique puisqu’elle est mise au service de celle-ci. À considérer alors de plus près les titres des volumes anthologiques de Jakobson et de Spitzer, c’est comme si, sur le plan général, Questions de poétique donnait la réplique aux Études de style, alors que, sur le plan particulier, l’étude poétique de Jakobson sur le sonnet bellayen pouvait être considérée comme une réponse à l’étude stylistique de Spitzer.

Cet arrière-plan éditorial assure une compréhension plus précise du contexte intellectuel dans lequel s’inscrit l’étude de Jakobson. Nous pouvons même soutenir, sans prendre beaucoup de risques, que sans la publication des Études de style de Spitzer, Jakobson n’aurait peut-être pas songé à analyser le sonnet de Du Bellay, car tout au long de son texte il prend effectivement le contre-pied de la lecture proposée par son collègue. Les étapes éditoriales de ce geste militant sont bien réfléchies : d’abord la publication des Études de style, comme une summa actualisant les Stilstudien spitzériens à un moment où l’on affirme la mort ou l’état moribond des études de stylistique. La réplique de Jakobson ne se fait pas attendre : il attire de nouveau l’attention sur sa méthode – à l’exemple du sonnet CXIII – dans un colloque organisé par l’Accademia dei Lincei. Enfin, la publication d’une série d’articles de Jakobson, deux ans après celle de Spitzer, pour illustrer les études de poétique aux dépens de celles de stylistique. Par ailleurs, le numéro 7 de la revue Poétique (1971) rend hommage à Jakobson pour son soixante-quinzième anniversaire. La préface de Todorov inaugurant ce numéro spécial porte un titre emblématique et quelque peu militant : « Roman Jakobson poéticien ». Todorov rappelle l’intérêt de Jakobson pour les répétitions des catégories grammaticales, et en particulier pour le parallélisme, procédé qui est à la base du langage poétique et qui est mis à l’épreuve dans l’analyse du sonnet CXIII de l’Olive.

Si l’engagement de l’intellectuel passe par une prise de parole critique et par une rhétorique appelée à séduire et à convaincre ses lecteurs du bien-fondé de ses théories, on peut affirmer que le discours de Jakobson est militant dans la mesure où il essai de légitimer les siennes et d’infirmer celles d’autrui. Tout type de militantisme naît et grandit dans un contexte éditorial qui accueille, amplifie et fait circuler les idées nouvelles aux dépens des positions de la « vieille école ». Cette démarche n’est pas nouvelle, en témoignent les critiques et les polémiques véhémentes qui ont accompagné la publication de la Deffense et illustration de la langue française de Du Bellay20.

 fin de l’extrait, publ. du texte
dans n° 5 de Romanische Studien


  1. Sur ce manifeste littéraire, voir Joachim Du Bellay, Œuvres complètes, t. I : La Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. Francis Goyet (Paris : Champion, 2003). Pour une bibliographie sur ce traité, voir Joachim Du Bellay, La Deffence et Illustration de la langue françoyse, éd. Henri Chamard (Paris : STFM, 1997 [1948]), xiii–xxvii.
  2. Voir la préface à l’Olive de 1550 : « Je mis en lumiere ma Deffence et Illustration de la langue Françoise : ne pensant toutefois au commencement faire plus grand œuvre qu’une epistre, et petit advertissement au lecteur », dans Œuvres complètes, t. II, sous la dir. d’Olivier Millet (Paris : Champion, 2003), 153.
  3. Mis à part les deux articles dont il sera question dans cette étude, voir surtout Robert V. Merrill, « A Note on the Italian Genealogy of Du Bellay’s Olive, sonnet CXIII », Modern Philology (1926–1927) : 163–6 ; Jacques Horrent, « Défense et illustration de l’Olive », Cahiers d’analyse textuelle 10 (1968) : 93–116 ; Fernand Hallyn, « Du Bellay : Si nostre vie… », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance (1977) : 51–65.
  4. Paru dans Language : an Enquiry into Its Meaning and Function, éd. Ruth N. Anshen (New York : Harper, 1957) : 201–31.
  5. Publié dans Cultura Neolatina, Bollettino dell’istituto di filologia romanza, XX/1 (1960) : 109–28.
  6. « Vi sono grato di questo invito a parlare sullo sviluppo di un metodo applicato alla lettura di testi poetici: metodo che si chiama, credo, spitzeriano » (« Sviluppo di un metodo », 109).
  7. Voir Gianfranco Contini, « Tombeau de Leo Spitzer », in Id., Varianti e altra linguistica: una raccolta di saggi (1938–1968) (Torino : Einaudi, 1970), 651–60, notamment 657–9. Voir aussi les nombreuses études de Spitzer publiées en Italie dans les années soixante : Cinque saggi di ispanistica, éd. Giovanni Maria Bertini et Roberto Radicati di Marmorito (Torino : G. Giappichelli, 1962) ; L’armonia del mondo : storia semantica di un’idea (Bologna : Il Mulino, 1963 et 1967) ; Critica stilistica e semantica storica, éd. Alfredo Schiaffini (Bari : Laterza, 1966; paru déjà en 1954 et 1965 avec le titre Critica stilistica e storia del linguaggio) ; Marcel Proust e altri saggi di letteratura francese moderna, con un saggio introduttivo di Pietro Citati (Torino : Einaudi, 1971).
  8. Leo Spitzer, « Art du langage et linguistique », Id., Etudes de style (Paris : Gallimard 1970), 45–78. À propos de cette méthode, voir infra.
  9. Michel Arrivé trace l’histoire de cette agonie, voir « Postulats pour la description linguistique des textes littéraires », Langue Française: la stylistique, éd. Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier, 3 (1969) : 3. Pour un tableau historique des études stylistiques, voir Karl Cogard, Introduction à la stylistique (Paris : Flammarion, 2001), 26–86.
  10. Arrivé, « Postulats pour la description linguistique », 3.
  11. Langue Française 3 (1969) : 34–45 : les limites de la notion d’écart sont étudiées d’après la stylistique de la parole. L’auteur préfère une approche sémiologique qui s’appuie sur la théorie des fonctions du langage.
  12. Langue Française 3 (1969) : 14–31.
  13. Dominique Combe, La pensée et le style (Paris : Editions Universitaires, 1991), 23. Sur la stylistique, voir aussi The Stylistics Reader : from Roman Jakobson to the Present, éd. Jean-Jacques Weber (London etc. : Arnold, 1996) ; et Jean-Michel Adam, Le style dans la langue : une reconception de la stylistique (Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1997).
  14. Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale (Paris : Editions de Minuit, 1963), 248.
  15. Tzvetan Todorov, « Poétique », dans Qu’est-ce que le structuralisme ? 2 (Paris : Seuil, 1968–1973), 19.
  16. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Id., Le Bruissement de la langue (Paris : Seuil, 1984 [1968]), 61–7 ; Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Id., Dits et écrits: 1954–1988, t. I. : 1954–1969, éd. Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange (Paris : Gallimard, 1994 [1969]), 789–821.
  17. Roman Jakobson, « “Si notre vie” », dans Premarinismo e pregongorismo, atti del convegno internazionale di Roma, 19–20 aprile 1971 (Roma : Accademia Nazionale dei Lincei, 1973), 165–95.
  18. Roman Jakobson, « “Si nostre vie” : observations sur la composition & structure de motz dans un sonnet de Joachim Du Bellay », dans Id., Questions de poétique (Paris : Seuil, 1973), 319–55 (nos références entre parenthèses renvoient à cette édition).
  19. Jakobson, « “Si nostre vie” : observations sur la composition », 219–33.
  20. La Deffence et illustration de la langue française de Du Bellay répond aux thèses défendues dans l’Art poëtique françois de Thomas Sébillet (1548). Plusieurs textes s’insurgent contre les thèses de Du Bellay concernant la poésie nationale : la préface à l’Iphigénie de Th. Sébillet (1549), la Replique aux furieuses defenses de Louis Meigret (1550) de G. des Autels et enfin le pamphlet anonyme Quintil Horatian de Barthélemy Aneau (1550). Du Bellay réplique à ses adversaires dans l’avis au lecteur de la deuxième édition de l’Olive (1550).

Ill.: Statue Joachim du Bellay – Liré (Maine-et-Loire)

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