Ernst Robert Curtius: des nouvelles éditions des lettres
Christine de Gemeaux: „Compte rendu des nouvelles éditions des lettres d’Ernst Robert Curtius par Frank-Rutger Hausmann“
Ce compte rendu va être publié dans Romanische Studien 7 (2017)
Ernst Robert Curtius, Briefe aus einem halben Jahrhundert, eine Auswahl, hrsg. und kommentiert von Frank-Rutger Hausmann, Saecvla Spiritalia 49 (Baden-Baden: Koerner, 2015), 691 S.1
Ernst Robert Curtius et Max Rychner, Freundesbriefe 1922–1955, in Zusammenarbeit mit Claudia Mertz-Rychner hrsg. und kommentiert von Frank-Rutger Hausmann, Analecta Romanica 83 (Frankfurt am Main: Klostermann, 2015), 909 S.2
Deux nouveaux recueils de lettres d’Ernst Robert Curtius ont été récemment publiés. Ils rassemblent une large sélection de correspondances, le plus souvent inédites : 350 lettres de Curtius à 184 correspondants, sous l’intitulé Briefe aus einem halben Jahrhundert = Un demi-siècle de lettres (691 pages), et 604 lettres échangées avec le grand ami suisse, Max Rychner, dans le recueil Ernst Robert Curtius et Max Rychner, Freundesbriefe 1922–1955 = Lettres entre amis (909 pages). Ces ouvrages, édités en 2015 par le romaniste de Fribourg-en-Brisgau Frank-Rutger Hausmann, représentent une somme de travail et deux sources d’informations considérables. Les lettres de Curtius éclairent en effet rien moins que le développement culturel et politique de l’histoire et l’histoire culturelle allemandes, et également européennes, les réseaux littéraires, de la Première Guerre mondiale à la mise en place de la République fédérale d’Allemagne. Elles précisent les activités et positions de nombreux acteurs intellectuels de premier plan, en particulier celles de Curtius, ici mises en lumière dans une perspective élargie. Dans la mesure où les correspondances de Curtius représentent un pan important de son œuvre, elles rendent cette œuvre plus accessible et, pour ce qui est de la personne privée, réputée difficile, de Curtius, plus compréhensible.
L’activité épistolaire de Curtius est en effet impressionnante tant par sa richesse thématique que par son extension temporelle et spatiale, internationale (Gide, Du Bos, Martin du Gard, Joyce, Ortega y Gasset, etc. comptent parmi ses correspondants), sans oublier sa qualité littéraire intrinsèque. Depuis sa prime jeunesse3, Curtius a échangé des milliers de lettres avec ses proches et une centaine de personnalités, au point que la critique a pu le qualifier de « manischer Verfasser von Briefen/d’épistolier frénétique/obsessionnel »4. Il aimait en effet particulièrement correspondre, ce qu’il confirme dans une lettre à l’ami Max Rychner, auquel il écrit qu’il doit se faire violence pour clore ses lettres (« wenn ich mich nicht gewaltsam dazu anhielte, würde ich weiterschreiben »5), tant il est pris par sa propre dynamique (Lettre 47, décembre 1925). On estime qu’il écrivit environ 15000 missives sa vie durant : Frank-Rutger Hausmann le définit quant à lui comme « einer der letzten bedeutenden Briefeschreiber deutscher Sprache/l’un des derniers épistoliers importants de langue allemande »6. Ses Briefe aus einem halben Jahrhundert = Un demi-siècle de lettres permettent notamment de cerner plus précisément l’entre-deux-guerres et la période de la restauration adenauerienne, sachant qu’à l’époque nationale-socialiste, pour des raisons évidentes, les correspondances se font moins nombreuses et moins explicites. Dans l’ensemble, non seulement elles retracent le cheminement de Curtius mais elles dessinent aussi l’histoire culturelle du premier xxe siècle. Ces lettres allemandes recèlent de véritables bonheurs de lecture ; cela est également vrai, notons-le, pour les lettres en français ; ainsi celles aux écrivains Romain Rolland7 et Marcel Proust (BhJ, lettre 63), à l’intellectuel René Janin (BhJ lettre 175), à la romancière Catherine Pozzi, etc. Le genre épistolaire connaît ainsi avec Curtius un de ses aboutissements en Allemagne.
La relative incomplétude éditoriale des lettres8 constituait donc jusqu’à présent un manque pour la recherche et pour le grand public. Les Briefe aus einem halben Jahrhundert = Un demi-siècle de lettres et les Freundesbriefe 1922–1955 = Lettres entre amis (1922–1955) viennent largement combler ce vide. Un demi-siècle de lettres présente un large panorama de correspondances. Quant à l’échange intellectuel, spirituel et amical intense entre Curtius et Max Rychner, il était peu documenté ; n’existait jusqu’alors qu’un recueil de lettres commentées (49 pages), heureusement publié en 1987 par Claudia Mertz-Rychner, la fille de l’érudit suisse. L’édition intégrale de ce commerce épistolaire, à laquelle Claudia Mertz-Rychner a également participé, est donc bienvenue. Elle retient l’attention, car Max Rychner est un correspondant important, mais moins connu du grand public. Amateur de littérature et critique littéraire de renom, connaisseur de la France et de l’Europe de la culture, essayiste et rédacteur de journaux et revues importantes (Neue Schweizer Rundschau, Kölnische Zeitung, Neue Zürcher Zeitung, Die Tat, notamment), enfin homme d’un esprit pétillant, il présentait d’emblée de nombreux points communs avec Curtius, lui-même d’origine suisse par sa lignée maternelle bernoise. Cette amitié commence en 1922 de façon significative par un échange sur l’impressionnant Balzac de Curtius et sur les relations franco-allemandes. Le choix de lettres opéré par Frank-Rutger Hausmann, 414 lettres de Curtius et 190 de Rychner, confirme l’intérêt et la richesse foisonnante d’une correspondance qui livre une nouvelle clé d’entrée dans le monde littéraire et culturel de l’époque et dans l’espace commun aux deux amis ; un terrain d’essai de leurs idées, un échange spirituel et un atelier d’écriture partagé. Cette correspondance renseigne en particulier sur l’importance essentielle de la foi pour Curtius, qui écrivait aussi dans une lettre à Gide : « Je suis chrétien et les mystiques n’ont jamais cessé de m’attirer »9. Il partage ses sentiments les plus personnels sur ce point avec Rychner, lui écrivant :
À un niveau plus profond, ce n’est pas de bonheur que nous avons besoin, mais de béatitude. Cette béatitude nous ne la trouvons qu’en Dieu, qui se révèle sous mille formes, des formes que nous ne [savons] pas nommer, ce pourquoi nous ne le reconnaissons souvent pas (« In einer tieferen Schicht aber bedürfen wir nicht Glück, sondern Seligkeit. Die finden wir nur in Gott, der sich in tausend Formen offenbart, in Formen, die wir nicht zu benennen [wissen] und in denen wir ihn deshalb oft nicht erkennen », MR, lettre 44).
Aux réserves de Rychner, il oppose :
Ce Dieu qui aujourd’hui t’ennuie, te saisira un jour, apparaîtra devant toi dans toute sa lumière, face à face […]. Tu vois bien que nous avons encore beaucoup de temps, toute une éternité. C’est pourquoi je ne t’en parlerai plus durant cette phase de notre destin temporel. Tout s’accomplira (« Der Gott, der Dich heute langweilt, wird Dich einmal packen, wird Dir einmal aufleuchten von Angesicht zu Angesicht […]. Du siehst also, dass wir noch lange Zeit haben, eine ganze Ewigkeit. Und deshalb will ich in dieser temporalen Daseinsphase nicht mehr darüber reden. Alles wird vollendet sein », MR, lettre 46).
La profondeur de l’attachement des deux amis transparaît à la fois dans la délicatesse du style et du ton employés, et dans les assauts d’humour et les pointes d’esprit dont ils font mutuellement preuve. « Comme cela ‘marche bien’ entre nous ! » (« Wie gut ‘können wir es’ miteinander ! »), constate Curtius en 1926 (MR, lettre 52).
Les deux recueils doivent se lire conjointement, ou de manière immédiatement successive, car ils sont complémentaires et constituent finalement un tout. La lecture préalable, panoramique, d’Un demi-siècle de lettres permet de saisir en profondeur la longue conversation épistolaire menée par Curtius et Rychner entre 1922 et 1955 ; une conversation d’ordre existentiel pour les deux hommes ; un ensemble « organique » qui se développe au fil des ans. Ces lectures remettent en question les jugements antérieurs de commentateurs, qui ne voyaient en eux que les parangons d’une culture élitiste, réductrice et aveugle car trop bourgeoise10. Avec ces publications, Frank-Rutger Hausmann renouvelle la perspective sur Curtius, qui se révèle plus ouvert au monde, plus inséré dans divers réseaux européens de la culture ; en Allemagne, dans sa jeunesse, il fréquente un temps le cercle de Stefan George, puis le monde universitaire de renom, notamment à l’époque de son enseignement à Heidelberg. Au Luxembourg, il jouit de l’hospitalité des mécènes Emil et Aline Mayrisch, qui ont porte ouverte pour les écrivains, artistes et hommes politiques au château de Colpach. C’est ainsi qu’il se lie notamment avec Jacques Rivière, Pierre Viénot et André Gide. En France, à l’abbaye de Pontigny, en Bourgogne, lors des fameuses Décades organisées par le philosophe Paul Desjardins, il retrouve dès 1922 l’ami Charles Du Bos11, qu’il avait connu en 1904 à Berlin, se rapproche des écrivains de la Nouvelle Revue Française, de nombreuses personnalités ; des philosophes Jean Baruzi et Bernard Groethuysen, de Georges Duhamel et Annette Kolb et, en particulier, du dominicain Jean de Menasce. Il sert régulièrement de médiateur culturel en Europe, par exemple quand il fait inviter le philosophe Max Scheler à Pontigny en 1923, puis le comparatiste américain Francis Ferguson, qu’il recommande par ailleurs à Max Rychner pour faire paraître un de ses articles en Suisse (MR, lettre 20), ou quand il met en relation Thomas Mann et Aline Mayrisch. À Paris, il fréquente les écrivains de la Nouvelle Revue Française et, entre autres, car il est impossible de les nommer tous, le journaliste et homme politique Jacques Benoît-Méchin ou bien la romancière Catherine Pozzi très en vue dans la capitale, ancienne maîtresse de Paul Valéry, avec laquelle il entretient une correspondance affectueuse de 1928 à 1934 (BhJ, lettre 129). Curtius s’engage aussi en faveur des étudiants de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris, dont, par l’entremise de Romain Rolland, il connaît le directeur depuis 1923, Robert Minder. Ainsi lui écrit-il :
Chaque lien intellectuel qui se noue entre la France et l’Allemagne, m’est une joie particulière lorsqu’elle provient d’une atmosphère spirituelle telle que votre lettre la respire (« Jedes geistige Band, das sich zwischen Frankreich und Deutschland schlingt, ist mir eine besondere Freude, wenn es aus der geistigen Atmosphäre kommt, die in Ihrem Brief atmet », BhJ, lettre 153).
Curtius œuvre pour mettre en relation les étudiants allemands et français qui souhaitent effectuer des échanges : cela sera chose faite dès 1925. Le Deutsch-Französischer Studienkomitee/Comité franco-allemand, fondé en 1926 par Emil Mayrisch, permet ensuite à Curtius d’autres rencontres, avant qu’il ne se détourne de cette entreprise après la mort de Mayrisch. Admirateur depuis 1928 d’Aby Warburg (1866–1929), grand historien de l’art, auteur du fameux Atlas Mnémosyme et pionnier de la recherche en iconologie, Curtius est enfin lié avec les membres de l’Institut Warburg créé à Hambourg puis installé à Londres en 1933, en particulier avec sa directrice Gertrud Bing avec laquelle il correspond de 1931 à 1953.
À la lecture des correspondances, Curtius apparaît toutefois bien plus « incongruent », selon son propre terme (MR, lettre 44), plus habité par « un besoin nerveux d’indépendance et de liberté, comme une mule sauvage » (« ein nervöses Unabhängigkeits- und Ungebundenheitsbedürfnis wie ein ungezähmter Gaul ». MR, lettre 21), que son apparence lisse et ronde ne le laissent supposer. Le jugement du romaniste Wolf-Dieter Lange, grand spécialiste et premier responsable du fonds Curtius de Bonn, selon lequel ce dernier tendait vers des amitiés épistolaires souvent internationales, précisément parce qu’elles lui permettaient d’éviter trop de proximité, est sans nul doute fondé12. Curtius ressent par ailleurs une certaine hostilité à l’égard de son époque, ce qui se manifeste lors son mal-être des années 1930, face à la montée de la barbarie, quand il écrit en français à Eugénie Sellers Strong : « […] j’étais près du désespoir. Enfin j’ai cherché le salut à Zurich, auprès du Dr. Jung, grand médecin des âmes » (BhJ, lettre 141). Il s’en explique en 1933 à son ami René Janin, depuis l’étranger (Colpach), par précaution : « La révolution nazie est pour moi, évidemment, odieuse […] c’est le défi jeté à la culture, à l’humanité, à tout ce qui fait pour moi le sens de la vie » (BhJ, lettre 152). Et à Carl Heinrich Becker, du Ministère Prussien de la Culture, il raconte pourquoi, après avoir lutté à sa façon en publiant son livre Deutscher Geist in Gefahr (1932) = L’esprit allemand en danger, il se réfugie désormais dans la solitude : « Dann habe ich mich in die leidigen deutschen Culturkämpfe [sic] gestürzt. Ich bereue es nicht. Es gibt Situationen, in denen man Zeugnis ablegen und kämpfen muss. Aber nun glaube ich wieder das Recht auf Einsamkeit und Inwendigkeit zu haben » (BhJ, lettre 145 ; même perspective, lettre 148). Pour prendre de la hauteur, il se tourne toujours davantage vers la religion et affirme ses convictions. Son correspondant, le théologien suisse Adolf Keller (1872–1963)13, évoque ainsi leur commun recours à la foi :
Seit die wirkliche Geschichte uns so mannigfach enttäuscht hat, wende ich mich wieder stärker dem Glauben und den Hoffnungen zu, und im Bereich der konkreten Realitäten öffne ich auch Ihre Bücher, immer wieder überwältigt nicht nur von der Fülle des Wissens, sondern der Geschichte (BhJ, lettre 591).
De 1933 à 1945, durant « la catastrophe » allemande (BhJ, Lettre 148), lorsque l’humanisme se trouve momentanément terrassé en Allemagne (« Humanismus und Weltbürgetum sind für eine Weile in Deutschland erledigt », BhJ, lettre 150), le repli de Curtius dans les études rhétoriques est total. Il se détourne ainsi de prises de position ouvertement politiques, il ne s’exprime pas sur le génocide des Juifs, mais tente de préparer la renaissance de l’Allemagne de Goethe, de l’Europe du dialogue, après la tempête. Son travail aura pour résultat l’œuvre majeure sur la littérature européenne et le Moyen Âge latin (Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter), publiée en 1948. Dès qu’il le peut à nouveau, et jusqu’au terme de sa carrière, Curtius se tient au courant des nouvelles parutions prometteuses sur le continent ; lui qui avait autrefois relevé la valeur de Marcel Proust et de James Joyce, évoque ainsi, fin décembre 1951, sa découverte des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, qui viennent tout juste de paraître. Il souligne la capacité d’empathie de l’auteure, la valeur historique et littéraire de son livre et lui adresse ses félicitations (MR, lettre 47). L’apport de Curtius à la critique littéraire est effectivement essentiel, ce que confirme le détail des correspondances.
Cet aspect est mis en lumière par l’approche méthodologique rigoureuse et stimulante de Frank-Rutger Hausmann. Les deux recueils sont ainsi servis par des propos liminaires éclairants. Dans Un demi-siècle de lettres, l’introduction (Vorbemerkung) met en exergue cette phrase de 1906 du jeune Curtius : « La journée, je travaille et le soir j’écris des lettres » (« Tagsüber arbeite ich, und abends schreibe ich Briefe ». BhJ, lettre 3). La personne et la carrière de Curtius sont présentées. Frank-Rutger Hausmann retrace le parcours de certaines correspondances depuis la mort de Curtius, ainsi celui des lettres parties en Amérique à la bibliothèque de l’université Cornell, notamment les « lettres françaises » confiées par Ilse Curtius aux époux Dieckmann. Enfin, Frank-Rutger Hausmann évoque le premier projet d’édition des correspondances à Bonn, chez Bouvier, sous la direction de Wolf-Dieter Lange en collaboration avec Christoph Dröge. Ce projet fut repoussé, du fait du décès de Christoph Dröge en 1994. Dans les Lettres entre amis, le prologue (Vorwort) rappelle la première rencontre à Zurich de Curtius et Rychner chez le germaniste Robert Faesi, puis dresse finement le portrait des deux interlocuteurs, souligne l’actualité de leurs échanges par rapport aux problèmes européens et présente la méthodologie de l’édition des lettres.
Un demi-siècle de lettres comporte une table des matières à la fois chronologique et thématique, qui permet de s’orienter aisément dans Un demi-siècle de lettres. Cette table comporte huit sections : « Études/Carrière universitaire/Participation à la guerre. 1902–1920 » (Studium, akademische Karriere und Kriegsteilnahme 1902–1920) ; « Les années ‘d’exil’ à Marbourg. 1920–1924 » (Die Jahre der ‘Verbannung’ in Marburg 1920–1924) ; « L’ancienne Heidelberg » (« Alt-Heidelberg, ‘du feine, du Stadt an Ehren reich’ (1924–1929 ») ; « Nouveau début à Bonn. 1929–1933 » (Neuanfang in Bonn, « einer soliden preußischen Universität » 1929–1933 ; « Les années de l’impolitesse délibérée 1933–1944 » (Die Jahre des planmäßigen Unwirschseins 1933–1944) ; « Concentration sur l’Opus Magnum : Europe littéraire et Moyen Âge latin 1945–1949 » (Konzentration auf das Opus magnum : Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter 1945–1949) ; « Le voyage aux USA en 1949 et ses répercussions » : (Die USA-Reise im Jahre 1949 und ihre Nachwirkungen) ; « L’époque de l’éméritat en 1951–1956 » (Die Zeit des Emeritats 1951–1956). Le paratexte important, environ 15% de ce recueil, fournit systématiquement, après chaque lettre, des informations fouillées sur le contexte historique, politique, philosophique, culturel et scientifique, ainsi que sur les éléments bio-bibliographiques concernant les correspondants. Les annexes, tant dans Un demi-siècle de lettres que dans les Lettres entre amis, sont précieuses (Un demi-siècle de lettres : annexe I, Denkschrift für meine Freunde = Mémoire pour mes amis14, annnexe II, Portugalreise 1935 = Voyage au Portugal en 1935, biographie de Curtius, table des correspondants et numérotation des lettres, sources, bibliographie, index des noms propres et index thématique. Dans Lettres entre amis : tableaux biographiques de Curtius et Rychner, index chronologique des lettres, bibliographie et index des noms propres).
Il est difficile d’émettre des réserves sur ces deux travaux d’édition ; elles sont limitées à quelques rares aspects. Ainsi l’index rerum d’Un demi-siècle de lettres ne mentionne-t-il pas certains thèmes ; la guerre, la religion, deux sujets qui occupent pourtant l’esprit de Curtius sa vie durant, ne constituent pas des entrées spécifiques. Le second ouvrage, Lettres entre amis, ne comporte pas d’index thématique ; sans doute fallait-il éviter d’alourdir le volume ? Les notes de bas de page de ce volume sont en revanche très pertinentes et très fournies ; des traductions sont données pour tous les passages en grec et en latin. Pour ce qui est du français, on remarque au passage quelques problèmes, par ex., « éperdument » retranscrit dans Lettres entre amis, p. 47, par « éperduement » et traduit par « hoffnungslos » – note 5 – (Cf. dict. Robert, synonyme : « follement ») ; ou bien « Vous m’en direz des nouvelles », dans le même volume, p. 49, traduit par « Halten Sie mich auf dem Laufenden » (Cf. CNTRL : « Vous m’en direz du bien », « Vous m’en féliciterez »). Enfin, dans l’index des noms propres (BhJ), le classement fautif à la lettre « D » des patronymes comprenant une particule, comme « de Menasce », alors que l’usage veut qu’ils soient rangés alphabétiquement à la lettre initiale, comme « Menasce (de) ». Ces détails ne remettent évidemment pas en cause la quasi-perfection du travail de Frank-Rutger Hausmann.
En conclusion, grâce à la publication rapprochée de ces deux volumes, à des choix pertinents et à la présentation approfondie du contexte et des différents correspondants, il est aujourd’hui enfin possible de découvrir et de mettre en perspective des lettres jusque-là accessibles aux seuls chercheurs. La dispersion des archives et leur ouverture par vagues successives d’acquisition au fonds Curtius, de loin le plus important, celui de Bonn (1984, 2003), rendaient précédemment le travail ardu et chronophage ; acquérir une vue d’ensemble était difficile. Il est désormais permis à « l’honnête homme », au public cultivé, d’appréhender l’œuvre épistolaire d’Ernst Robert Curtius, de la mettre en relation avec l’ensemble de ses publications et de la réintégrer en tant que genre littéraire au sein de son œuvre ; de lui y donner la place qu’elle mérite.
Pour ce qui concerne Un demi-siècle de lettres, outre la sélection convaincante opérée, la mise en regard des lettres de Curtius et des explications et commentaires développés de Frank-Rutger Hausmann sur le contexte et les interlocuteurs constitue un apport majeur de l’ouvrage. Son paratexte s’impose positivement au lecteur. La quantité de travail effectué est impressionnante. Rigueur et précision sont les maîtres-mots de cette entreprise ; aucune référence, aucun nom n’échappe à la vigilance de Frank-Rutger Hausmann dans son effort de contextualisation et d’information. Les Lettres entre amis dévoilent pour leur part l’amitié indéfectible entre les deux épistoliers et mettent en valeur l’aspect Work in Progress de l’échange qui permit à chacun d’affirmer son appréhension de la religion, du monde, de la culture, de la littérature et des arts ; d’approfondir sa quête personnelle, dans un soutien mutuel et régulier. Avec ces deux publications, la recherche sur Curtius franchit un pas décisif. Il sera désormais impensable de travailler le sujet sans recourir à Un demi-siècle de lettres et aux Lettres entre amis d’Ernst Robert Curtius et Max Rychner.
- Désormais abrégé BhJ. Les citations sont données en langue originale ; parfois en français (37 lettres), en anglais (14 lettres), le plus souvent en allemand (299 lettres). Le titre français, Un demi-siècle de lettres, est de nous [CdG].↩
- Désormais abrégé MR. Le titre français, Lettres entre amis, est de nous [CdG].↩
- Une publication à part des lettres familiales, en préparation par feu Christoph Dröge, reste en projet [C. de Gemeaux et Wolf-Dieter Lange]. Elle permettrait d’éclairer ce microcosme emblématique de la bourgeoisie de la culture – Bildungsbürgertum – que fut la famille Curtius, au tournant des xixe et xxe siècles.↩
- Horst Schmidt, « Ein manischer Verfasser von Briefen: Bausteine zu einer umfangreichen Curtius-Biografie », in Dokumente/Documents 2 (2015): 67–8. Traduction CdG.↩
- « Leider muss ich abbrechen. Denn wenn ich mich nicht gewaltsam dazu anhielte, würde ich weiterschreiben », MR, p. 100.↩
- Traduction CdG.↩
- Voir les lettres de jeunesse que l’on peut lire à la Bibliothèque Nationale de France.↩
- Existaient cependant notamment les Deutsch-französische Gespräche 1920–1950 : la correspondance de Ernst Robert Curtius avec André Gide, Charles Du Bos et Valery Larbaud, avec en annexe quatre lettres de Paul Valéry à E.R. Curtius, éd. par Herbert et Jane Dieckmann (Frankfurt am Main : Klostermann, 1980) et Dieter Wuttke, éd., Kosmopolis der Wissenschaft: E.R. Curtius und das Warburg Institut. Briefe und andere Dokumente (Baden-Baden : Valentin Koerner, 1989).↩
- Herbert et Jane Dieckmann, éds., Deutsch-französische Gespräche 1920–1950, 86.↩
- Notamment Michael Nerlich, fondateur de la revue Lendemains, « Romanistik und Antikommunismus », Das Argument (1972): 276–313.↩
- Cf. Denis Pernot, L’Amitié de Charles Du Bos (à travers la correspondance), Littérature 1, 141 (2006) : 44–54.↩
- Wolf-Dieter Lange, in Romanische Forschungen 128, Heft 3 (2016): 366 : « Der schwierige Mensch Curtius war zu tiefen Brieffreundschaften fähig, weil sich so Nähe und Abstand in einem für ihn augewogenen Verhältnis befanden ».↩
- Keller avait assisté aux cours d’Ernst Curtius à Berlin en 1894–1895 et était resté proche de la famille Curtius, sa vie durant. Il correspondit avec Ernst Robert dès 1902.↩
- Curtius signale que ce document est confidentiel. Traduction CdG.↩
Ill.: Ernst Robert Curtius, Orden Pour le mérite