L’Ćil de Baudelaire: exposition
LâĆil de Baudelaire : une exposition au musĂ©e de la Vie romantique
Robert Kopp (univ. de BĂąle/Paris)
N.B. Ce texte sera publié dans n° 6 (2017) de Romanische Studien.
Commissaires : JérÎme Farigoule, Robert Kopp, Charlotte Manzini.
Catalogue édité par Paris Musées, contributions de Claire Chagniot, Jean Clair, Antoine Compagnon, Sophie Eloy, JérÎme Farigoule, Dominique de Font-Réaulx, Stéphane Guégan, Robert Kopp, Mathilde Labbé, Charlotte Manzini, Louis-Antoine Prat.
http://www.vie-romantique.paris.fr/fr/les-actualites/exposition-loeil-de-baudelaire
Jusquâau 29 janvier 2017.
La derniĂšre grande exposition Baudelaire a eu lieu du 23 novembre 1968 au 17 mars 1969, au Petit Palais. Elle devait commĂ©morer â avec un certain retard du aux « évĂ©nements » du mois de mai prĂ©cĂ©dent â le centenaire de la mort du poĂšte. De nombreuses manifestations â colloques, publications, spectacles, Ă©missions de radio et de tĂ©lĂ©vision â furent organisĂ©es tout au long de ces deux annĂ©es. Beaucoup dâentre elles furent â comme il fallait sây attendre en ce genre de circonstances â dâune affligeante mĂ©diocritĂ©. Aussi, le bilan critique de ces « annĂ©es Baudelaire », dressĂ© par Claude Pichois et le signataire de ces lignes, prit-il la forme dâune pamphlet, dans lequel les auteurs ne privĂšrent pas dâĂ©gratigner quelques rĂ©putations Ă leurs yeux usurpĂ©es et de dĂ©gonfler quelques baudruches[1]. Le livre fit dâautant plus de bruit quâil inaugurait une nouvelle collection dâ « Etudes baudelairiennes » qui sâest poursuivie chez le mĂȘme Ă©diteur pendant une vingtaine dâannĂ©e, avant dâĂȘtre relayĂ©, en 1995, par LâAnnĂ©e Baudelaire.
Lâexposition de 1968â1969 marquait un tournant, non seulement dans les Ă©tudes baudelairiennes, mais dans aussi lâapprĂ©ciation de lâĆuvre de Baudelaire par le grand public. Depuis la publication des Fleurs du Mal, en 1857, et pendant un siĂšcle et demi, Baudelaire avait Ă©tĂ© lâauteur dâun seul livre. Câest Ă ce mince recueil de vers, condamnĂ© par la justice de NapolĂ©on III, que furent consacrĂ©s presque exclusivement les efforts des Ă©diteurs, des commentateurs, chercheurs. Ce dont atteste la bibliographie baudelairienne inaugurĂ©e par W. T. Bandy. La premiĂšre version de cet instrument de travail incomparable â rĂ©unissant quelques cinq mille rĂ©fĂ©rences â remonte Ă 1953 ; multipliĂ©e par vingt, elle est aujourdâhui accessible en ligne sur le site du « W. T. Bandy Center for Baudelaire and Modern French Studies » de lâuniversitĂ© Vanderbilt Ă Nashville (Tennessee). Un dĂ©seĂ©quilibre flagrant qui se rĂ©percute Ă©videmment jusque dans les manuels scolaires, reflet en gĂ©nĂ©ral assez fidĂšle de la doxa littĂ©raire dâune Ă©poque.
Sâils ont aujourdâhui en grande partie disparu des salles de classe â car lâune des consĂ©quences des fameux « évĂ©nements » de mai 68 aura Ă©tĂ© lâĂ©radication de lâhistoire littĂ©raire des programmes du second cycle â, les deux derniers en date de ces manuels, publiĂ©s au lendemain de la LibĂ©ration et diffusĂ©s Ă des millions dâexemplaires dans les annĂ©es cinquante et soixante, le « Lagarde et Michard » et le « Castex-Surer »[2], sont tout naturellement tributaires de cette disparitĂ©. Sur les vingt-six pages que le « Lagarde et Michard » consacre Ă Baudelaire â beaucoup moins quâĂ Victor Hugo, Ă la carriĂšre trois fois plus longue, il est vrai, mais Ă peu prĂšs autant quâĂ Musset ou Ă Leconte de Lisle et aux Parnassiens â deux sont consacrĂ©es Ă la biographie de Baudelaire, vingt-trois aux Fleurs du Mal et une seule aux Petits PoĂšmes en prose. La critique littĂ©raire et musicale, la critique dâart, les traductions de Poe et les Paradis artificiels, qui reprĂ©sentent pourtant les neuf dixiĂšme de sont Ćuvre, ne sont pas pris en compte.
Or, lâexposition de 1968, pour la premiĂšre fois, essaie de renverser cette perspective et de privilĂ©gier rĂ©solument la critique dâart. Parmi plus de sept cents numĂ©ros du catalogue, soixante-dix seulement concernent les Fleurs du Mal, auxquelles, il est vrai, une exposition avaient Ă©tĂ© consacrĂ©e Ă la BibliothĂšque nationale en 1957, que les commissaires nâont pas voulu rĂ©pliquer dix ans plus tard. Mais entre 1957 et 1968, câest aussi la conception des expositions commĂ©moratives qui, sous lâimpulsion du ministĂšre de la culture dâAndrĂ© Malraux, qui avait changĂ©. Les Ă©vĂ©nements devenaient toujours plus spectaculaires. Aussi, pas moins des deux tiers de lâexposition Baudelaire Ă©taient consacrĂ©s Ă la critique dâart. Une nouveautĂ© que la presse nâa pas manquĂ© de relever. DâoĂč le titre dâun hebdomadaire : « Le pĂšre de la critique dâart face aux Ćuvres quâil a jugĂ©es : le verdict de lâhistoire. » Affirmation bien entendu assez stupide. Dâabord, le pĂšre de la critique dâart, sâil fallait en dĂ©signer un, est Ă©videmment Diderot, crĂ©ateur du genre littĂ©raire du Salon. Il Ă©tait dâailleurs dâactualitĂ©, en 1845, puisque son Salon de 1759 avait Ă©tĂ© publiĂ© â peu avant lâouverture du Salon de cette annĂ©e-lĂ â dans le numĂ©ro de mars de la revue LâArtiste. Ensuite, les Salons de 1845, 1846, 1859 dont Baudelaire a rendu compte, sans parler de lâExposition universelle de 1855, rĂ©unissaient quelque neuf mille tableaux, dont nous ne connaissons aujourdâhui pas mĂȘme la moitiĂ©, beaucoup de toiles ayant Ă©tĂ© perdues, voire dĂ©truites, et beaucoup dâautres nâont pas Ă©tĂ© identifiĂ©es, faute de prĂ©cision dans les intitulĂ©s des tableaux. Le « verdict de lâhistoire » a donc Ă©tĂ© rendu aprĂšs un examen extrĂȘmement superficiel du dossier. Aucun journaliste nâest pourtant condamnĂ© Ă lâignorance, dans les annĂ©es soixante pas davantage quâaujourdâhui.
DĂšs les annĂ©es 1930, un excellent baudelairien, AndrĂ© Ferran (1891â1953), qui fit toute sa carriĂšre Ă Toulouse, avait consacrĂ© sa thĂšse secondaire au Salon de 1845. Il a publiĂ© de ce tout premier texte de Baudelaire une Ă©dition critique, qui a fait autoritĂ© pendant trois quarts de siĂšcle[3]. Il avait identifiĂ© un nombre apprĂ©ciable de tableaux Ă©voquĂ©s par le jeune critique et confrontĂ© ses jugements avec ceux de ses confrĂšres les plus connus. Il eĂ»t toutefois Ă©tĂ© vain de viser Ă lâexhaustivitĂ©, les comptes rendus du Salon dĂ©passant largement la centaine.
Lâexemple dâAndrĂ© Ferran a Ă©tĂ© suivi, quarante ans plus tard, par un chercheur anglais, David Kelley (1941â1999), enseignant Ă Trinity College, Ă Cambridge, qui, lui, a donnĂ© une Ă©dition critique du Salon de 1846[4]. Une nouvelle fois, de grands progrĂšs furent rĂ©alisĂ©s dans la connaissance non seulement de la pensĂ©e esthĂ©tique de Baudelaire, mais dans aussi dans celle de la peinture de son temps.
Ces deux ensembles ont Ă©tĂ© repris et complĂ©tĂ©s rĂ©cemment par Charlotte Manzini. Dans sa thĂšse, soutenue Ă lâuniversitĂ© de Paris-IV-Sorbonne en 2009, mais non encore publiĂ©e, elle souligne dâabord la cohĂ©rence du projet du jeune Baudelaire, en insistant sur lâimportance dâun texte â souvent citĂ© pour lâapprĂ©ciation quâil contient du Marat de David comme Pieta moderne, mais rarement placĂ© dans son contexte. Chronologiquement, il sâintercale entre le Salon de 1845 et le Salon de 1846, et rend compte de lâexposition, organisĂ©e au profit de la Caisse de secours et pensions de la SociĂ©tĂ© des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, architectes et dessinateurs, fondĂ©e par le baron Taylor, par le Bazar Bonne-Nouvelle, en janvier 1846. Cette exposition rĂ©unissait soixante et onze tableaux, dont des toiles de Gros, Girodet, GuĂ©rin, Prudâhon, Delaroche, Cogniet, entre autres, ainsi quâun ensemble de onze Ćuvres de David et treize dâIngres. Ces pages sont dâautant plus importantes que Baudelaire, au second plat de la couverture du Salon de 1845 avait annoncĂ© une Ă©tude intitulĂ©e David, GuĂ©rin et Girodet. Charlotte Manzini a Ă©cumĂ© de trĂšs nombreux musĂ©es de province, visitĂ© dâinnombrables Ă©glises partout en France, dans lâespoir de retrouver dâautres tableaux, non encore identifiĂ©s, qui avaient retenus lâattention de Baudelaire. Elle a ainsi largement complĂ©tĂ© les listes Ă©tablies par Ferran et Kelley et multipliĂ© les comparaisons des jugements de Baudelaire avec ceux de ses contemporains. Ce travail Ă lui seul justifiait une nouvelle exposition.
Entre temps, Wolfgang Drost, qui travaille sur la critique dâart de Baudelaire depuis plus dâun demi-siĂšcle, a enfin publiĂ©, avec la collaboration de Ulrike Riechers, son Ă©dition du Salon de 1859[5]. Cette publication, trĂšs attendue, complĂšte celle du Salon de 1859 de ThĂ©ophile Gautier, que lâauteur dâEmaux et camĂ©es avait donnĂ© en feuilleton dans le Moniteur universel sans le reprendre en volume, mais dont le choix sâimposait vu lâimportance des autres critiques cette annĂ©e-lĂ , de prĂ©fĂ©rence aux textes, plus originaux peut-ĂȘtre, du jeune Gautier[6]. En effet, outre Baudelaire, ce furent aussi Maxime Du Camp et Dumas fils, par exemple, qui rendirent compte du salon qui, pour la premiĂšre fois, accorda une place Ă la photographie.
Le rappel des recherches Ă©tait important, câest sur elles que sâappuie notre exposition et quâelle espĂšre prolonger. Il ne serait pas complet sans la mention dâune autre exposition, Le GoĂ»t de Diderot. Greuze, Chardin, Falconet, DavidâŠ[7], qui sâest tenue du 5 octobre 2013 au 12 janvier 2014 au musĂ©e Fabre de Montpellier, port dâattache de JĂ©rĂŽme Farigoule avant quâil ne prenne la direction du musĂ©e de la Vie romantique, et qui a connu une deuxiĂšme Ă©tape Ă la Fondation de lâHermitage, Ă Lausanne (Suisse), de fĂ©vrier Ă mai 2014. En effet, dâavoir travaillĂ© sur lâauteur qui, en marge de lâEncyclopĂ©die, avait crĂ©e le genre littĂ©raire du Salon â si typiquement français quâil nâapparaĂźt, dans cette continuitĂ© parcourant tout le XIXe et mĂȘme le XXe siĂšcle, nulle part ailleurs, mĂȘme si dans toutes les littĂ©ratures il y existe des Ă©crivains et de poĂštes ayant laissĂ© dâimportants Ă©crits sur lâart â Ă©tait sans conteste une motivation supplĂ©mentaire dâaccueillir une exposition Baudelaire.
Les Salons de Diderot avaient Ă©tĂ© diffusĂ©s par la Correspondance littĂ©raire de Grimm, puis de Meister, un pĂ©riodique manuscrit auquel Ă©taient abonnĂ©s une quinzaine de cours Ă©clairĂ©s en Europe et en Russie. Partiellement publiĂ©s en 1795, puis en 1798 et en 1812, les derniers Salons ne furent rĂ©vĂ©lĂ©s quâen 1857 seulement. Baudelaire ne pouvait donc avoir quâune connaissance incomplĂšte de ces textes qui, nĂ©anmoins, sont sa rĂ©fĂ©rence majeure dĂšs son entrĂ©e dans la carriĂšre. « Si vous voulez me faire un article blague, faites-le, pourvu que cela ne me fasse pas trop de mal, Ă©crivait-il Ă Champleury Ă propos de son premier Salon Ă lui. «Mais, si vous voulez me faire plaisir, faites quelques lignes sĂ©rieuses et PARLEZ des Salons de Diderot[8]. » Ce que son ami fit aussitĂŽt, dans le Corsaire-Satan du 27 mai 1845 (cat. n° 42), et ceci dâautant plus volontiers que LâArtiste â comme nous lâavons dĂ©jĂ mentionnĂ© â venait de publier, dans son numĂ©ro du 9 mars 1845 (cat. n° 43), le Salon de 1759 et que ce renvoi correspondait donc Ă une actualitĂ© du moment. Champfleury, lui-mĂȘme auteur dâun Salon cette annĂ©e-lĂ , ne sâarrĂȘtait pas lĂ Â ; non content de comparer son camarade Ă Diderot, il le rapprochait Ă©galement de Stendhal, dont les Salons datait des annĂ©es 1820, câest-Ă -dire de lâĂ©poques des grandes batailles entre classiques et romantiques, entre Ingres et Delacroix. Une Ă©poque que Baudelaire, qui nâa cessĂ© de se rĂ©clamer du Romantisme, regrettera toujours ne pas avoir connue[9].
Tous les documents mentionnĂ©s figurent, parmi dâautres, dans la premiĂšre salle de notre exposition. Mais il faut expliquer dâun mot, avant dây venir plus en dĂ©tail, le titre de celle-ci, LâĆil de Baudelaire. Il annonce clairement le parti pris de notre projet. Un parti pris qui correspond Ă un point de vue totalement subjectif. LâidĂ©e qui nous a guidĂ© est simple : regarder, Ă travers le prisme de Baudelaire, quelques tableaux reprĂ©sentatifs dont il a parlĂ©, en bien ou en mal, peu importe. Plus exactement : prĂ©senter une sĂ©rie dâĆuvre jugĂ©es par lui, positivement ou nĂ©gativement, afin de situer ses prĂ©fĂ©rences, ses antipathies, ses irritations, ses enthousiasmes par rapport Ă ceux de ses contemporains et par rapport Ă son propre systĂšme esthĂ©tique. Le commissaire de lâexposition, au fond, câest Baudelaire lui-mĂȘme. Si les moyens mis Ă notre disposition nous lâauraient permis, nous aurions aimĂ© proposer au visiteur un audio-guide â ou une application tĂ©lĂ©chargeable â qui lui aurait permis de voir lâexposition commentĂ©e par Baudelaire lui-mĂȘme. Devant chaque tableau, il aurait pu entendre lâanalyse et lâapprĂ©ciation de celui-ci par Baudelaire, en prose ou en vers, selon les cas, car nous nâavons pas oubliĂ© lâaffirmation, qui se trouve dans le Salon de 1846, que « la meilleur critique est celle qui est amusante et poĂ©tique » et que « le meilleur compte rendu dâun tableau pourra ĂȘtre un sonnet ou une Ă©lĂ©gie[10] ». Malheureusement, notre budget nâa pas suffi pour que nous allions jusquâau bout de notre idĂ©e ; Ă la place de lâaudio-guide, le visiteur, dans chacune des quatre salles, se voit proposer un cahier contenant les textes qui se rapportent aux tableau exposĂ©s et quâau lieu dâĂ©couter il est invitĂ© Ă lire.
Organiser une exposition Baudelaire au musĂ©e de la Vie romantique semblait donc aller de soi, Baudelaire sâĂ©tant toujours revendiquĂ© de cette appartenance. Toutefois, quand on se souvient que le musĂ©e est installĂ© dans lâancien atelier dâAry Scheffer et que les collections permanentes tournent autour de George Sand, on ne peut rĂ©primer un sourire. Saint Augustin et sainte Monique (cat. n° 17), accueilli avec indulgence par la plupart des critiques, Ă lâexception de ThorĂ©, de Charles Blanc ou de Champfleury, marquait le retour de Scheffer au Salon aprĂšs six annĂ©es dâabsence. PopularisĂ© trĂšs vite par la gravure, son tableau nâĂ©tait guĂšre du goĂ»t de Baudelaire : « Les singes du sentiment sont, en gĂ©nĂ©ral, de mauvais artistes. Sâil en Ă©tait autrement, ils feraient autre chose que du sentiment[11]. » Quant Ă George Sand, « la femme Sand », elle fait partie des bĂȘtes noires de Baudelaire, comme en tĂ©moignent, entre autre, les notes plus quâacerbes de Mon cĆur mis Ă nu.
Il nâempĂȘche, le quartier Saint-Georges, dans le 9e arrondissement, Ă mi-chemin entre la gare Saint Lazare et Montmartre, est un quartier romantique par excellence. Delacroix y avait son atelier, rue Notre-Dame de Lorette, avant de sâinstaller, en 1857, place Furstemberg. Gavarni â dont le buste orne la fontaine de la place Saint-Georges, nâĂ©tait pas loin, ni ses biographes, les Goncourt. Avait Ă©galement Ă©lu domicile dans le quartier pour un temps, George Sand, FrĂ©dĂ©ric Chopin, ThĂ©odore GĂ©ricault, Horace Vernet, Paul Delaroche, Gustave Moreau. Beaucoup dâentre avaient applaudi Ă lâindĂ©pendance des Grecs. DâoĂč peut-ĂȘtre le nom de ce quartier peuplĂ© dâartistes et dâĂ©crivains qui date de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, « la Nouvelle AthĂšnes ».
Les intitulĂ©s de salles sont empruntĂ©s Ă Baudelaire. Dans la premiĂšre, « Les Phares », faisant rĂ©fĂ©rence au cĂ©lĂšbre poĂšme du dĂ©but des Fleurs du Mal, le visiteur est invitĂ© Ă prendre connaissance des dĂ©buts de Baudelaire critique dâart au milieu des annĂ©es 1840. Câest une pĂ©riode de grandes mutations. Pour la derniĂšre fois, la ville de Paris a Ă©tĂ© entourĂ©e, en 1840, dâun mur dâenceinte fortifiĂ©, comme si câĂ©tait encore une ville du Moyen Age. Elle comptait pourtant dĂ©jĂ un million dâhabitants. Vingt ans plus tard, ce mur disparaissait, pour partie au moins, et Haussmann faisait passer la ville de douze arrondissement Ă vingt, en incorporant les villages suburbains de Grenelle, Vaugirard, Passy, Auteuil, Belleville, Montmartre, La Chapelle, Bercy, faisant ainsi passer la population parisienne Ă un million et demi. Câest entre ces deux dates que se dĂ©roule la plus grande partie de la carriĂšre littĂ©raire de Baudelaire et lâon comprend que, dans les annĂ©es soixante, Paris, transformĂ© en un gigantesque chantier, soit devenu pour lui, ainsi que pour beaucoup de ses contemporains, un sujet obsĂ©dant.
Lorsque Baudelaire entre dans la carriĂšre littĂ©raire, le romantisme de Victor Hugo et de ses disciples est mort. Dâailleurs, Victor Hugo lui-mĂȘme avait quittĂ© la poĂ©sie pour la politique et son thĂ©Ăątre avait fait place aux piĂšces nĂ©o-classiques de Ponsard. La chute de Burgraves, en 1843, sonnait le glas dâune Ă©poque qui avait commencĂ©e dans les annĂ©es 1820, ces annĂ©es qui ont vu revivre la poĂ©sie française et que Baudelaire regrettera toujours ne pas avoir connues. Or, le thĂ©Ăątre nĂ©o-classique nâĂ©tait pas celui des vieilles barbes, câĂ©tait le thĂ©Ăątre de la jeunesse des Ă©coles, les piĂšces de Ponsard Ă©tant reprĂ©sentĂ©es au thĂ©Ăątre de lâOdĂ©on. Câest dans les annĂ©es 1840, aussi, que Rachel reprit les grands rĂŽles de Racine. Pour le reste, ce fut la grande Ă©poque de Scribe, qui continuait sur sa lancĂ©e, en attendant EugĂšne Labiche, Emile Augier et Victorien Sardou. Autrement dit, les annĂ©es 1840 donnent naissance Ă lâindustrie du divertissement.
Le roman connaĂźt une Ă©volution analogue. En 1842, Balzac publie la premiĂšre Ă©dition dâensemble de La ComĂ©die humaine, coiffĂ©e de la grande prĂ©face dans laquelle il explicite son projet. Son Ćuvre a dĂ©sormais reçu sa forme dĂ©finitive. Mais dĂ©jĂ , de nouveaux romanciers cherchent Ă se faire une place, Ă commencer par EugĂšne Sue, dont Les MystĂšres de Paris paraĂźt en feuilleton dans Le Journal de DĂ©bats entre juin 1842 et octobre 1843, aussitĂŽt imitĂ© par Paul FĂ©val dans ses MystĂšres de Londres, en attendant Le Juif errant, dans Le Constitutionnel, de juin 1843 Ă aoĂ»t 1844, puis en volume, un des plus grands succĂšs de librairie du XIXe siĂšcle.
Certes, Balzac avait dĂ©jĂ sacrifiĂ© au roman feuilleton, qui Ă©tait nĂ©e en 1836, avec la presse Ă quarante francs, lancĂ©e simultanĂ©ment par Emile de Girardin (La Presse) et Armand Dutacq (Le SiĂšcle), deux institutions que Baudelaire mĂ©prise, mais dont il se servira. Mais le roman feuilleton nâavait pas pris toute la place du roman, comme ce fut le cas dans les annĂ©es quarante, avec Alexandre Dumas, EugĂšne Sue, Paul FĂ©val, FrĂ©dĂ©ric SouliĂ©, Ponson du Terrail. Or, câest dĂšs septembre 1839, que Sainte-Beuve, dans la Revue des Deux Mondes, publie son fameux article, « De la littĂ©rature industrielle ». La loi Guizot, de 1833, sur lâenseignement, avait produit ses premiers effets et crĂ©Ă© de nouvelles couches de lecteurs et, surtout, de lectrices, sans culture classique, pour la plupart, et satisfaisant leurs appĂ©tits dans les cabinets de lecture, dont le nombre Ă©tait en constante augmentation depuis la Restauration : 83 en 1823, 189 en 1840, 209 en 1850. On y trouvait essentiellement des journaux et des romans, la poĂ©sie se faisant rare.
ParallĂšlement Ă la « grande presse » se dĂ©veloppent les « petits journaux », qui se moquent de celle-lĂ . Câest dans ce milieu que Baudelaire a fait ses dĂ©buts, comme critique, chroniquer, traducteur, nouvelliste. Il collabore non seulement au Corsaire-Satan, mais aussi Ă LâEsprit public (cat. n° 105), au Tintamarre (cat. n° 38), Ă La Silhouette, Ă La Tribune dramatique, donne La Fanfarlo au Bulletin de la SociĂ©tĂ© des gens de lettres (cat. n° 39)[12]. Une petite nouvelle, qui lui donne lâoccasion de faire son autoportrait sous les traits de Samuel Cramer : « Samuel a le front noble et pur, les yeux brillants comme des gouttes de cafĂ©, le nez taquin et railleur, les lĂšvres impudentes et sensuelles, le menton carrĂ© et despote, sa chevelure prĂ©tentieusement raphaĂ©lesque[13]. » Cette description nâest pas sans analogie avec le portrait de Baudelaire par Emile Deroy (cat. n° 10), jeune ami peintre qui a servi de guide au critique dĂ©butant. Il est mort Ă vingt-six ans et nâai laissĂ© quâune poignĂ©e de dessins, de gravures et une demi-douzaine de tableaux, dont La Petite Mendiante rousse (cat. n° 44), cĂ©lĂ©brĂ©e Ă©galement par Baudelaire et Banville.
Le Salon Ă©tait, dans les annĂ©es quarante, lâĂ©vĂ©nement artistique le plus important de lâannĂ©e. Annuel depuis 1834, il nâa cessĂ© de sâamplifier et, en 1845 et 1846, le nombre des Ćuvres exposĂ©es Ă©tait respectivement de 2332 et de 2412. Jamais lâaffluence dans les galeries du Louvre nâavait Ă©tĂ© plus grande et on comptabilisait prĂšs dâun million de visiteurs. Tous les journaux et toutes les revues en rendirent compte et les articles publiĂ©s dĂ©passent largement la centaine. Les organes de presse importants ont leurs critiques attitrĂ©s : Etienne-Jean DelĂ©cluze Ă©crit pour le Journal des DĂ©bats, ThĂ©ophile ThorĂ© pour Le Constitutionnel, ThĂ©ophile Gautier pour La Presse, ArsĂšne Houssaye pour LâArtiste, tout comme Paul Mantz, Gustave Planche pour la Revue des Deux Mondes. Personne ne pense sâadresser Ă un inconnu qui nâa encore rien publiĂ©. Aussi Baudelaire ne peut-il faire autrement que dâĂ©diter ses rĂ©flexions sous forme dâune petite plaquette imprimĂ©e par Jules Labitte et tirĂ©e Ă 500 exemplaires (cat. n° 36).
Ce compte rendu dâun dĂ©butant manque singuliĂšrement dâoriginalitĂ©Â ; il ne fait que suivre le livret du Salon, distribuant Ă©loges et blĂąmes Ă quelque cent trente peintres dâhistoire, de portraitistes, de peintres de genre, de paysagistes, de graveurs, de sculpteurs, et ceci en suivant la hiĂ©rarchie traditionnelle des genres. Baudelaire ne semble pas avoir Ă©tĂ© satisfait de son procĂ©dĂ©, puisquâil semble avoir retirĂ© sa plaquette de la circulation et quâelle ne figure dans aucune des listes dâĆuvres Ă©tablies en vue dâĂ©ventuelles Ćuvres complĂštes. Il nâempĂȘche, que ce texte permet de dĂ©celer quelques-uns des principes et des procĂ©dĂ©s de Baudelaire. Il y a dâabord son Ă©loge intempestif de Delacroix, qui expose cette annĂ©e-lĂ quatre tableaux, dont La Madeleine dans le dĂ©sert (cat. n° 8) et Le Sultan du Maroc (cat. n° 7). DâentrĂ©e de jeu, Delacroix est cĂ©lĂ©brĂ© comme « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes[14] ». Affirmation qui nâest pas dâune grande audace, car les « beaux temps » oĂč le nom de Delacroix Ă©tait « un motif de signe de croix pour les arriĂ©ristes, et un symbole de ralliement pour toutes les oppositions » sont hĂ©las « passĂ©s ». Mais tous les critiques, loin de lĂ , font de Delacroix leur rĂ©fĂ©rence absolue, comme Baudelaire, qui, sur ce point, ne variera jamais.
Or, Delacroix est un peintre dâhistoire et peut-ĂȘtre le dernier reprĂ©sentant dâune tradition qui touche Ă sa fin. Aussi Baudelaire essaie-t-il de jouer au dĂ©couvreur, en signalant des tableaux oubliĂ© par dâautres, comme la Fontaine de Jouvence de William Haussoullier (cat. n° 13) ou le Yucca gloriosa dâAntoine Chazal (cat. n° 4) devant lequel personne ne sâarrĂȘterait sans doute si Baudelaire nâen avait parlĂ©. Lui, qui nâaimait pas la nature, Ă©tait-il sensible Ă lâaspect artificiel de ce tableau, Ă son caractĂšre « surrĂ©aliste » ? Il retrouvera cette maniĂšre « hyperrĂ©aliste » chez Pinguilly LâHaridon, au Salon de 1859.
La deuxiĂšme salle de notre exposition, « Le MusĂ©e de lâamour », sâinspire dâune page du Salon de 1846, dans laquelle Baudelaire â un siĂšcle avant Malraux â rĂȘve Ă un musĂ©e imaginaire oĂč seraient rĂ©unies toutes les formes de lâamour, « depuis la tendresse inappliquĂ©e de sainte ThĂ©rĂšse jusquâaux dĂ©bauches sĂ©rieuses des siĂšcles ennuyĂ©s[15] », car elles tĂ©moignent toutes du sentiment de lâinfini qui habite lâhomme. Cette rĂ©flexion, faite Ă propos dâune gravure de Tassaert (cat. n° 60), nous a incitĂ©s de confronter, du mĂȘme peintre, La Sainte Vierge allaitant lâEnfant JĂ©sus (cat. n° 47) et La Nymphe couchĂ©e (cat. n° 48), illustrant les deux extrĂ©mitĂ©s de lâamour sacrĂ© et de lâamour profane. Dans la poĂ©sie de Baudelaire, ces deux pĂŽles sont reprĂ©sentĂ©s par les cycles dits de « Jeanne Duval » (nous exposons de la « VĂ©nus noire » un portrait inĂ©dit de Constantin Guys, cat. n° 55) et de la « VĂ©nus blanche » (Madame Sabatier Ă©tant reprĂ©sentĂ© par le buste de ClĂ©singer, cat. n° 50). Entre les deux, La Mendiante rousse dâEmile Deroy (cat. n° 44), les prostituĂ©s de Guys (n° 56, 57, 58, 59), des gravures Ă©rotiques dont Baudelaire Ă©tait friand, La Mort de Sapho de Gugasseau (cat. n° 45) rappelant le premier titre des Fleurs du Mal, Les Lesbiennes, recueil annoncĂ© dĂšs 1845, comme nombre dâautres projets exĂ©cutĂ©s beaucoup plus tard. LâhomosexualitĂ© fĂ©minine â fantasme masculin â Ă©tait Ă la mode dans les annĂ©es quarante, alors quâil faut attendre la fin du siĂšcle pour que le discours sur lâhomosexualitĂ© masculine devienne courant. Enfin, câest un dĂ©tail de La Grande Odalisque dâIngres (cat. n° 46) qui rappelle Ă quel point Baudelaire est sensible Ă lâĂ©rotisme du maĂźtre.
Les Salon de 1845 et de 1846 se terminaient tous les deux sur un constat dâĂ©chec : Baudelaire nâavait pas trouvĂ© de peintre capable de reprĂ©senter « lâhĂ©roĂŻsme de la vie moderne », expression qui sert de titre Ă notre troisiĂšme salle. « Celui-lĂ sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher Ă la vie actuelle son cĂŽtĂ© Ă©pique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poĂ©tiques dans nos cravates et nos boittes vernies[16]. » Chaque Ă©poque a sa beautĂ©Â ; celle de lâĂ©poque moderne est lâhabit noir, « lâhabit nĂ©cessaire de notre Ă©poque, souffrante et portant jusque sur ses Ă©paules noires et maigres le symbole dâun deuil perpĂ©tuel [17]».
La plupart des artistes qui ont abordĂ© des sujets modernes se sont contentĂ©s des sujets publics et officiels, portraits dâhommes politiques, commĂ©moration de grands Ă©vĂ©nements, alors que la vie Ă©lĂ©gante grouille de figures reprĂ©sentatives, sans parler des ces « milliers dâexistences flottantes qui circulent dans les souterrains dâune grande ville[18] ». En effet, « la vie parisienne est fĂ©conde en sujets poĂ©tiques et merveilleux », mais seul Balzac â nouvel HomĂšre â a su sâen emparer. Dans lâordre des arts plastiques il nâexiste quâun artiste qui est son Ă©quivalent : Daumier.
Baudelaire nâest pas loin de penser que la caricature pourrait lâune des expressions de lâart moderne. DĂšs le Salon de 1845, il annonce un livre quâil compte consacrer Ă ce genre injustement considĂ©rĂ© comme mineur. Il ne lâĂ©crira pas, mais dĂ©veloppera dans trois essais ses idĂ©es sur le rire, puis sur les caricaturistes français (cat. n° 107) et enfin sur les caricaturistes Ă©trangers. La grande Histoire de la caricature, de lâAntiquitĂ© aux temps modernes, câest son ami Champfleury qui lâĂ©crira. Baudelaire y sera abondement citĂ©.
Daumier, comme Balzac, couvre par ses sĂ©ries de larges pans de la sociĂ©tĂ© de son temps : les bourgeois au Salon (cat. n° 76 et 77), les bourgeois obsĂ©dĂ©s par lâidĂ©e de se faire portraiturer (cat. n° 74), les gens de justice (cat. n° 75), les bas-bleus, les philanthropes du jour. Beaucoup de planches font lâobjet dâanalyses approfondies, ainsi Le Denier Bain (cat. n° 68), A la santĂ© des pratiques (cat. n° 69), Souvenirs du cholĂ©ra-morbus (cat. n° 112). Dans lâesprit de Baudelaire, la caricature est une « fleur du mal »[19].
Si Daumier est le plus grand parmi les caricaturistes, il nâest pas le seul. Nous avons voulu faire une place particuliĂšre Ă Nadar et prĂ©senter les contemporains et les amis de Baudelaire croquĂ©s par lui. On connaĂźt bien le photographe, mais le dessinateur mĂ©rite quâon sây arrĂȘte. Ainsi, nous avons exposĂ© des portraits-charges peu connus de Gustave Planche (cat. n° 90), de ChenneviĂšres (cat. n° 89), de Lehmann (cat. n° 88), de Baudelaire (cat. n° 87). Quant aux photographies elles-mĂȘmes, que Baudelaire ne regardait quâavec suspicion, elles frappent par les poses savamment prises par le poĂšte. Refusant Ă la photographie le statut dâĆuvre dâart, Baudelaire est nĂ©anmoins intriguĂ© par cette nouvelle technique et il compte parmi les auteurs les plus souvent photographiĂ©s de son temps.
La derniĂšre salle, « Le Spleen de Paris », rappelle que le peintre par excellence pour Baudelaire restera Delacroix. Le grand Saint-SĂ©bastien (cat. n° 118) qui, pour la premiĂšre fois a quittĂ© lâĂ©glise de Nantua pour ĂȘtre prĂ©sentĂ© Ă Paris est lĂ pour le souligner, ainsi que La MontĂ©e au calvaire prĂȘtĂ© par le musĂ©e de Metz. Pour Baudelaire, qui aime les grands formats, Delacroix est le dernier grand peintre dâhistoire et le dernier peintre religieux. Cet attachement indĂ©fectible â ainsi que sa philosophie de lâhistoire â lâa empĂȘchĂ© de reconnaĂźtre le gĂ©nie de Courbet et celui de Manet. Le premier comptait pourtant parmi ses amis dans la deuxiĂšme moitiĂ© des annĂ©es quarante. En tĂ©moigne le fameux portrait de Baudelaire (cat. n° 116), venu du musĂ©e Fabre de Montpellier et que Courbet, quelques annĂ©es plus tard, a transposĂ© dans LâAtelier du peintre. Mais lâaffiliation de Courbet au rĂ©alisme a dâautant plus fortement dĂ©plu au poĂšte quâil avait Ă©tĂ© condamnĂ© pour « rĂ©alisme » en 1857.
Si la rencontre avec Delacroix sur le plan esthĂ©tique a Ă©tĂ© parfaite, Baudelaire nâa pourtant jamais Ă©tĂ© admis dans lâintimitĂ© du peintre, qui appartenait Ă une autre gĂ©nĂ©ration et Ă un autre milieu. Câest le contraire qui sâest passĂ© avec Manet. Le poĂšte Ă©tait suffisamment proche du peintre pour lui emprunter plusieurs fois de lâargent et Manet a non seulement exĂ©cutĂ© plusieurs portraits de Baudelaire â dont celui qui reprĂ©sente le poĂšte de profil en chapeau haut de forme est repris dans La Musique aux Tuileries â , mais aussi de Jeanne Duval. Il nâempĂȘche. Lorsque Manet se plaint Ă Baudelaire, alors Ă Bruxelles, de lâaccueil rĂ©servĂ© Ă son Olympia, Baudelaire lui rĂ©pond par une lettre qui montre sa totale incomprĂ©hension : « Croyez-vous que vous soyez le premier homme placĂ© dans ce cas ? Avez-vous plus de gĂ©nie que Chateaubriand et que Wagner ? On sâest bien moquĂ© dâeux cependant ? Ils nâen sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop dâorgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modĂšles, chacun dans son genre, et dans un monde trĂšs riche et que vous, vous nâĂȘtes que le premier dans la dĂ©crĂ©pitude de votre art. » PersuadĂ© de vivre la fin de la grande poĂ©sie, la fin de la grande peinture, Baudelaire appartient Ă un monde de dĂ©cadence. La modernitĂ©, câest aussi la disparition du public qui avait encore Ă©tĂ© celui des romantiques de la gĂ©nĂ©ration de Victor Hugo.
Dans ce monde de dĂ©cadence, seule subsistera la poĂ©sie en prose qui, pour une partie non nĂ©gligeable, est faite de rĂ©criture parodique. Ces transpositions ont dĂ©jĂ prĂ©occupĂ© Baudelaire au moment de La Fanfarlo, puisque Samuel Cramer, dĂ©jĂ , met en prose quelques stances de sa jeunesse. Et lorsque Baudelaire est sollicitĂ©, trois ans avant la publication des Fleurs du Mal, par Desnoyer de participer Ă lâHommage Ă Denecourt (cat. n° 154), il envoie deux poĂšmes en vers suivis de leur rĂ©criture en prose. Le projet dâun « pendant » au recueil en vers, remonte donc fort loin. Ces textes, Baudelaire ne le publie pas seulement dans de trĂšs belles revues illustrĂ©es, comme la Revue fantaisiste (cat. n° 166), mais aussi dans ces vulgaires quotidiens quâil abhorre, comme La Presse (voir sa lettre Ă ArsĂšne Houssaye, cat. n° 160). PoĂ©sies dâun monde prosaĂŻque publiĂ©es dans des supports Ă©phĂ©mĂšres, entre des informations de tout ordre et des publicitĂ©s.
La peinture, on lâa vu, nâest pas mieux loti. Aussi le choix de Constantin Guys comme « peintre de la vie moderne » ressemble-t-il Ă un pis-aller. Dâabord, Guys nâest pas peintre, mais dessinateur de presse. Il a par exemple couvert, pour le London Illustrated News, la Guerre de CrimĂ©e. Baudelaire le sait, qui ne le dĂ©signe que par son initiale, parce que Guys, dans lâhistoire de la peinture, ne laissera jamais de nom. Ses croquis (cat. n° 82, 83, 84, 85) illustrent un art de lâĂ©phĂ©mĂšre qui est pour Baudelaire lâessence mĂȘme de la modernitĂ©.
LâĆil de Baudelaire, ce sont aussi ses ĆillĂšres. Enthousiasme pour Delacroix, incomprĂ©hension de Courbet et de Manet. Mais jusquâau bout la volontĂ© de signaler des peintres que dâautres critiques nâont pas vus, comme Penguilly LâHaridon, dont Parade (cat. n° 64) rappelle lâintĂ©rĂȘt de Baudelaire pour la pantomime, et Les Petites Mouettes (cat. n° 124) son amour des paysages « surrĂ©alistes ».
Enfin, lâexemplaire dâAsselineau des Ćuvres complĂštes de Baudelaire publiĂ©es au lendemain de sa mort (cat. n° 164), Ă travers ses sept volumes, nous fait rĂ©flĂ©chir aux proportions de son Ćuvre : trois volumes de traductions de Poe, que Baudelaire considĂ©rait comme partie intĂ©grante de son Ćuvre, deux volumes de critique, qui ont servi de point de dĂ©part Ă notre exposition, une volume pour les Paradis artificiels et le PoĂšmes en prose et un volume pour Les Fleurs du Mal, dans leur troisiĂšme Ă©dition, prĂ©facĂ©es par ThĂ©ophile Gautier, seule version autorisĂ©e jusquâen 1917, date Ă laquelle des Ćuvres de Baudelaire sont tombĂ©es dans le domaine public. Câest dans cette version que BarrĂšs et Bourget, Proust et Gide, Nietzsche et Stefan George, ont lu le cĂ©lĂšbre recueil. 2017 marque donc Ă la fois le centenaire de cette date, ainsi que le cent-cinquantenaire de la mort du poĂšte.
- Robert Kopp et Claude Pichois, Les AnnĂ©es Baudelaire (NeuchĂątel : La BaconniĂšre, 1969), 208 p. â La sĂ©rie des « Etudes baudelairiennes », fondĂ©e par Marc Eigeldinger, Robert Kopp et Claude Pichois, a publiĂ© 13 volumes jusquâen 1991. LâAnnĂ©e Baudelaire est publiĂ©e actuellement par la Librairie HonorĂ© Champion, dernier numĂ©ro paru (18/19) en 2015. â
- A. Lagarde et L. Michard, Le XIXe siĂšcle. Les Grands Auteurs français : anthologie et histoire littĂ©raire (Paris : Bordas, 1953). Le premier volume, consacrĂ© au Moyen Ăge, a paru en 1948. Pierre Castex et Paul Surer, Manuel des Etudes littĂ©raires françaises : XIXe siĂšcle, (Paris : Hachette, 1950). â
- Charles Baudelaire, Salon de 1845, Ă©dition critique avec introduction, notes et Ă©claircissement par AndrĂ© Ferran (Toulouse : LâArcher, 1933 ; GenĂšve : Slatkine Reprints, 2011). â
- Charles Baudelaire, Salon de 1846, texte Ă©tabli et prĂ©sentĂ© par David Kelley (Oxford : Oxford University Press, 1975). â
- Charles Baudelaire, Salon de 1859, texte de la Revue française, Ă©tabli avec un relevĂ© de variantes, un commentaire et une Ă©tude sur Baudelaire critique de lâart contemporain, par W. Drost et U. Riechers (Paris : HonorĂ© Champion, 2006). â
- ThĂ©ophile Gautier, Exposition de 1859, texte Ă©tabli dâaprĂšs les feuilletons du Moniteur universel et annotĂ© par Wolfgang Drost et Ulrike Hennings, avec une Ă©tude sur Gautier critique dâart par W. Drost (Heidelberg : Carl Winter UniversitĂ€tsverlag, 1992). â
- Catalogue publiĂ© chez Hazan, 2013. â
- Charles Baudelaire, Correspondance, texte Ă©tabli, prĂ©sentĂ© et annotĂ© par Claude Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler, BibliothĂšque de la PlĂ©iade (Paris : Gallimard, 1973), t. I, p. 123. â
- Voir notre contribution « Baudelaire et la ârĂ©volution romantiqueâ », dans Romanisme et rĂ©volution(s), Les Entretiens des Treilles, Les Cahier de la NRF (Paris : Gallimard, 2008). â
- Charles Baudelaire, Ćuvres complĂštes, texte Ă©tabli, prĂ©sentĂ© et annotĂ© par Claude Pichois, BibliothĂšque de la PlĂ©iade (Paris : Gallimard, 1976), t. II, p. 418. â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, II, 475. â
- Voir Baudelaire journaliste, articles et chroniques, choisis et prĂ©sentĂ©s par Alain Vaillant, (Paris :Garnier-Flammarion, 2011). â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, I, 553. â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, II, 353. â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, II, 443. â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, II, 407. â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, II, 494. â
- Baudelaire, Ćuvres complĂštes, II, 495. â
- Voir notre article « La caricature, une âfleur du malâ ? Autour de Baudelaire et Champfleury », in : Ridiculosa 9 (2002). â
Ill.: COURBET Gustave (1819-1877) Portrait de Baudelaire, Montpellier, musĂ©e Fabre © RMN Grand Palais_ Agence Bulloz_ hd_det – © RMN Grand Palais / Agence Bulloz, site de l’exposition.
CARJAT Etienne (1828â1906), Baudelaire avec estampe, 1863. Paris, BibliothĂšque nationale de France â Affiche de l’exposition L’oeil de Baudelaire (c) Paris MusĂ©es