Univers pluriels d’Alexander Kluge (Cerisy)
ARGUMENT
Juriste de profession, Alexander Kluge, né en 1932, commence sa trajectoire d’écrivain au début des années 1960, puis se consacre au cinéma, après un stage chez Fritz Lang et sous l’influence de la Nouvelle Vague. En 1966, Lion d’argent à Venise pour Anita G. et, en 1968, Lion d’or pour Les Artistes sous le chapiteau : perplexes. À ses activités d’écrivain et de cinéaste, il ajoute ensuite celles de philosophe proche de l’École de Francfort — Espace public et expérience (1972), Histoire et entêtement (1981), écrits avec le sociologue Oskar Negt — et de producteur de télévision, à partir de la fin des années 1980, avec sa société DCTP à Düsseldorf et ses émissions sur les chaînes allemandes RTL et SAT 1. En 2000, paraissent les deux premiers volumes de sa monumentale Chronique des sentiments (plus de 5000 pages aujourd’hui), qui regroupe quarante années de production littéraire. Pour l’ensemble de celle-ci, il reçoit en 2003 le prix Büchner et le prix Adorno en 2009.
Kluge est l’une des grandes figures de la vie littéraire, artistique, intellectuelle et culturelle allemande des cinquante dernières années; il y incarne activement un projet de diversité culturelle à l’échelle européenne qu’on peut qualifier d'“hétérotope“. Son œuvre, elle, intentionnellement polymorphe, s’essaye à une multitude de sujets et combine toutes les possibilités offertes par les techniques de représentation et les moyens artistiques de son siècle. Par là, elle résiste aux déterminations génériques et transgresse les frontières entre les médias, si bien qu’il paraît difficile d’isoler en elle les parts respectives du vidéaste et producteur régulier de magazines télévisés, du réalisateur d’une trentaine de films et de l’auteur d’une œuvre écrite, théorique et littéraire, d’une envergure impressionnante. On serait alors tenté d’appliquer à Kluge l’épithète d'“universel“ et de voir en lui un „artiste en tout“ ou même un „artiste total“. Au risque d’oublier cependant qu’un ouvrage apparemment „monstrueux“ comme Chronique des sentiments ne vise la totalité du monde qu’à travers la sélection et l’agencement de récits principalement courts et de thèmes très disparates, entre lesquels la concurrence le dispute sans cesse à la convergence.
À l’heure où la traduction récente de deux volumes de Chronique des sentiments (P.O.L.) permet au public français de prendre à son tour la mesure d’un artiste et écrivain longtemps négligé — bien qu’il fasse une place privilégiée à la culture française —, ce colloque voudrait mieux faire connaître son œuvre paradoxale, multiple par ses genres et ses supports et aussi „globale“ que parcellaire, aussi encyclopédique que kaléidoscopique. La durée d’une semaine fournit une occasion unique de revenir, en présence de l’auteur, sur l’ensemble de son travail, avec trois visées principales : opérer un état des lieux; repérer et élucider quelques-uns des enjeux de l’interprétation de ses œuvres; se demander si son idée d’une „Renaissance européenne du XXIe siècle“ peut représenter l’horizon de la vaste production qui est la sienne.
CALENDRIER PROVISOIRE
Vendredi 14 juin
Après-midi
ACCUEIL DES PARTICIPANTS
Soirée
Présentation du Centre, des colloques et des participants
Samedi 15 juin
ESTHÉTIQUES DE KLUGE
Matin
Vincent PAUVAL : Traduire (selon) Alexander Kluge
Christian SCHULTE : Auctorialité et convivialité chez Kluge
Après-midi
Sylvie LE MOËL : Une „mémoire émotionnelle“ productive : réception et transformation du genre opératique chez Alexander Kluge
Muriel PIC : Lire Alexander Kluge : s’orienter dans les documents (ou l’expérience de l’enfant entêté)
Rainer STOLLMANN : Fonctions du rire dans l’œuvre d’Alexander Kluge
Soirée
Esthétiques artistiques et littéraires, grand entretien avec Alexander KLUGE, Georges DIDI-HUBERMAN et Joseph VOGL
Dimanche 16 juin
KLUGE ET LES ARTS
Matin
Isabel HUFSCHMIDT : „L’intelligence de la plante du pied“ — Alexander Kluge au Musée Folkwang
Gertrud KOCH : Alexander Kluge prend l’espace — les transformations du film à l’installation
Après-midi
Hilda INDERWILDI : Frères d’âge, „faiseurs d’images“ et iconoclastes à l’ère de la mondialisation et du web 2.0. Les dialogues intermédiaux d’Alexander Kluge avec Gerhard Richter
Markus MESSLING : La colère. Spectres d’histoire chez Kluge et Baselitz
Christa BLÜMLINGER : Scènes et voix de l’aveu
Soirée
Alexander Kluge et les arts, grand entretien avec Alexander KLUGE et Hilda INDERWILDI
Lundi 17 juin
DIMENSIONS POLITIQUES
Matin
Jean-Pierre DUBOST : Dialectique, déconstruction, désorientation : pratique esthétique et philosophie du sentiment chez Alexander Kluge
Georges DIDI-HUBERMAN : L’imaginaire du politique chez Kluge
Après-midi
Richard LANGSTON : Georg Simmel, Walter Benjamin and Alexander Kluge’s Twenty-First Century Arcades Project
Herbert HOLL : Terre transperce monde
Gunther MARTENS : Alexander Kluge’s paleopoetics of rescue
Mardi 18 juin
Matin
TRADUCTION-CONCEPTION
Table ronde, avec Frédéric BOYER, Jonathan LANDGREBE / Wolfgang KAUSSEN, Jean-Pierre MOREL et Vincent PAUVAL
Après-midi
DÉTENTE
Mercredi 19 juin
Matin
HISTOIRES DE CINÉMA
Jürgen RITTE : „Histoires de cinéma“ d’Alexander Kluge
Maguelone LOUBLIER : Entrelacement de lignes mélodiques et politiques dans l’œuvre cinématographique et audiovisuelle d’Alexander Kluge
Dario MARCHIORI : Formes, limites et réinventions du documentaire dans l’œuvre cinématographique d’Alexander Kluge
Après-midi
LES GRANDES RÉFÉRENCES : HISTOIRE, POLITIQUE ET LITTÉRATURE
Clemens PORNSCHLEGEL : De l’esthétique du droit chez Alexander Kluge
Catherine COQUIO : Traitement(s) de la Shoah dans l’œuvre d’Alexander Kluge
Wolfgang ASHOLT : Chroniques de Révolutions ? La place des Révolutions dans les Chroniques
Soirée
En commun avec le colloque parallèle „La revue Critique : passions, passages“
Jeudi 20 juin
LES GRANDES RÉFÉRENCES : HISTOIRE, POLITIQUE ET LITTÉRATURE
Matin
Jean-Pierre MOREL : Alexander Kluge et la Russie
Andrea ALLERKAMP : Alexander Kluge : un auteur surréaliste ?
Après-midi
Kai NONNENMACHER : Éducation sentimentale : Kluge et Flaubert
Ulrike SPRENGER : Stéréoscopie historique : Alexander Kluge et Marcel Proust
Vendredi 21 juin
Matin
Discussion générale avec Alexander KLUGE et conclusions
Après-midi
DÉPARTS
RÉSUMÉS & BIO-BIBLIOGRAPHIES
Andrea ALLERKAMP : Alexander Kluge : un auteur surréaliste ?
Ernst Bloch reprochait au „philosophe surréaliste“ de Walter Benjamin de figer la dialectique. Sa pensée en miniature apparaissait comme une improvisation bien réfléchie, une cohésion éclatée ou encore une suite de rêves, aphorismes, mots d’ordres affirmant leur présence grâce à leurs affinités obliques et faisant naître toujours d’autres figures d’un moi (historique) au pluriel et sans fin. Ce verdict, ne semble-t-il pas être vrai aussi pour Kluge qui ne cesse de souligner son besoin de créer des contextes (Zusammenhänge) ? Plus que les techniques comme l’écriture automatique et l’hypnose, ce sont apparemment les concepts comme la „surréalité“ (Aragon) et la „doctrine du similaire“ (Benjamin) qui travaillent le récit-image. En donnant à voir les déformations et défigurations propres aux fantasmagories, il faut lire l’image dialectique qui surgit au moment de l’à-présent comme une épiphanie sans pour autant prétendre restaurer ce qui est irréparable. Se pose alors la question des affinités obliques : Kluge, est-il un auteur surréaliste ?
Andrea Allerkamp est professeure de littératures ouest-européennes à l’université européenne Viadrina, Frankfurt (Oder). Ses recherches portent sur l’esthétique philosophique dans le contexte européen (Baumgarten, Diderot, Kant, Kleist, Valéry) et sur la théorie critique (Adorno, Benjamin).
Publications
Unarten. Kleist und das Gesetz der Gattung, (dir. avec M. Preuß et S. Schönbeck), Bielefeld 2019.
Paul Valéry : Für eine Epistemologie der Potentialität, (dir. avec P. Orozco), Heidelberg 2017.
„Schönes Denken. Baumgarten im Spannungsfeld zwischen Ästhetik, Logik und Ethik“, in Zeitschrift für Ästhetik und Kunstwissenschaft, n°15, (dir. avec D. Mirbach), Hamburg 2016.
Gegen/Stand der Kritik, (dir. avec P. Orozco et S. Witt), Zürich 2015.
Kulturwissenschaften in Europa – eine grenzüberschreitende Disziplin ?, (dir. avec G. Raulet), Münster 2010.
Wolfgang ASHOLT : Chroniques de Révolutions ? La place des Révolutions dans les Chroniques
Les „Révolutions en France“ (titre d’une émission de Kluge) et la Révolution d’Octobre ont une place remarquable dans les cinq volumes des Chroniques de sentiments (P.O.L., tome 1 : 2016; tome 2 : 2018). Sans faire de Kluge un „grand conteur“ de Révolutions, cette intervention veut analyser la conception de la Révolution que Kluge développe dans les Chroniques, la fonction historique qu’il assigne aux Révolutions, la relation entre „les véritables occupants des vies humaines“ que sont les sentiments (Avant-propos, vol. I), les ruptures et transformations révolutionnaires et la manière de „conter“ les Révolutions. Les questions qui se posent sont les suivantes : quelle est la relation entre les précisions des récits de scènes révolutionnaires et la poétique révolutionnaire qui rend possible le récit poétique ? Est-ce qu’il y a différents modèles de révolutions chez Kluge (théoriques, historiques, politiques, vie quotidienne, etc.) ou développe-t-il un modèle-type de la Révolution ? Est-ce que la Révolution est une Histoire de base (vol. I) ? Dans quelle mesure les Révolutions sont devenues historiques, pour généraliser la formule de François Furet („La Révolution est terminée“) d’il y a quarante ans, ou est-ce que pour Kluge, encore aujourd’hui, face à l‘Inquiétance du temps (vol. II), „le corps, les sens et l’esprit [réclament] urgemment l’Homme nouveau“ (Avant-propos, vol. II) ?
Wolfgang Asholt est professeur émérite de littératures romanes (Osnabrück jusqu’à 2011), professeur honoraire à l’Institut de romanistique à la HU de Berlin (depuis 2013), membre du Conseil d’administration de Cerisy, où il a co-dirigé notamment les colloques Kafka (Cahier de l’Herne, 2014) et Europe en mouvement – 1. À la croisée des cultures, 2. Nouveaux regards (Hermann Éditeurs, 2018 et 2019).
Christa BLÜMLINGER : Scènes et voix de l’aveu
L’aveu chez Kluge peut être compris à la fois comme transgression et franchissement de la frontière qui sépare la „Lebenswelt“ (le monde vécu) du „système“ (correspondant à l’économie, la politique, ou encore l’appareil juridique, selon J. Habermas), mais aussi comme advenir public de ce qui était invisible (au sens foucaldien). On essayera de cerner cette relation à autrui qui questionne incessamment les conceptions traditionnelles de la vérité et du mensonge, mais aussi de la catégorie du consentement. Il s’agira d’analyser ces questions à partir des voix et des „points d’écoute“ (Michel Chion) dans certaines scènes juridiques d’Alexander Kluge. Le point de départ sera ainsi une scène centrale dans Abschied von Gestern/Antia G., 1966, reprise dans la grande exposition multimédiale de la Fondazione Prada, The Boat is Leaking. The Captain Lied (2017).
Christa Blümlinger est professeure en études de cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris 8. Ses publications portent sur le film d’essai, les avant-gardes, l’art contemporain et l’esthétique du cinéma.
Publications
Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Klincksieck, 2013.
Geste filmé, gestes filmiques, co-dirigé avec Mathias Lavin, Mimesis, 2018.
Jean-Pierre DUBOST : Dialectique, déconstruction, désorientation : pratique esthétique et philosophie du sentiment chez Alexander Kluge
Une œuvre si diverse que celle d’Alexander Kluge — à la fois littéraire et cinématographique, partagée entre le récit et l’essai, le théorique et l’imaginaire — met par principe celui qui l’aborde au défi de la définir et de la positionner. Dans cette vaste partition de thèmes, de formes et de genres tout s’agence, se chevauche et se répond. Il serait vain de se demander si l’indéniable jouissance d’expérimentation qui lui donne son rythme et sa force répond à un projet d’ensemble ou à une suite de réajustements et de réorientations, car il y a autant de cohésion que de variabilité dans un projet aussi singulier, aussi risqué et aussi „entêté“ (eigensinnig). Je voudrais tenter de montrer que si ce qui guide la pensée et la pratique de Kluge doit beaucoup à la théorie critique et à la pensée d’Adorno auxquelles il reste profondément fidèle, il y a chez lui aussi une philosophie du sentiment, toujours présente et nommée, mais jamais théorisée comme système ou sous la forme de propositions conceptuelles. C’est en artiste que Kluge la pense. S’il y a chez Adorno un lien indissociable entre dialectique et déconstruction, la formule nietzschéenne qu’il met au fronton d’une sagesse à la mesure de la catastrophe à la fin de sa Dialectique négative — „Nur Narr, nur Dichter“ (rien que fou, rien que poète) — vaut pleinement pour Kluge. C’est parce que cette œuvre est volontairement dés-orientante qu’elle est en mesure de proposer pour le XXIe siècle une dialectique de l’orientation désorientée à la mesure de ce monde radicalement sans visage où le retour de l’abstraction identitaire promet bruyamment de combler toutes les „lacunes que le diable laisse dans le monde“.
Jean-Pierre Dubost est professeur émérite de Littérature Comparée à l’université Clermont Auvergne.
Publications
„Alexander Kluge : Démonter et remonter le textimage de l’histoire“, in Entre textes et images : Montage, démontage, remontage, J.P. Esquenazi, O. Leplatre, A. Barre (éds.), 2016.
Eine neue Ära für die Rezeption Kluges in Frankreich : Chronique des sentiments – Livre 1 – Histoire de bases, Paris, P.O.L. 2016.
En cours de publication : „DESORIENTIERTE ORIENTIERUNGEN. Topographie und Navigation bei Alexander Kluge“.
Herbert HOLL : Terre transperce monde
„La Terre est puissamment belle, mais sûre elle ne l’est pas“. Tel est l’hymne schubertien des quatre experts klugiens dont les cours de vie transhumains sèment le désert dans le cosmos. Mais comment leurs „sphères“ peuvent-elles s’étendre au-delà de Stalingrad, terre natale perdue, par-delà le plurivers ? Dans son étrange bienveillance, cette Terre est-elle un monstre ou une „grosse bête aimante“, à présent que les humains en repeuplent tout territoire — Gelände — une fois leurs poursuivants sanguinaires engloutis par la rupture des continents ? Quand l’enfer traverse l’univers, quelle „carte stellaire“ d’une telle pérégrination pourrait-elle se reconstituer ? À travers ces Gelände d’Alexander Kluge, terres textuelles, iconiques, filmiques, on s’interrogera avec Kant, Leibnitz et Kluge : les „plaies et violences qui sévissent en un lieu de notre globe“ sont-elles ressenties „en tous lieux“, non seulement de la planète Terre avec ses gazons nervurés de blessures, mais encore de la Voie lactée „globale“ ? „Erde durchragt die Welt“ ?
Maître de conférences émérite à l’université de Nantes, pionnier de l’œuvre d’Alexander Kluge en France. H.D.R. en 1997 : La violence de la contexture : G.W.F. Hegel, F. Hölderlin, A. Kluge. Collabore à la revue en ligne TK-21; avec la poétesse Kza Han, participe à la traduction collective de la Chronique des sentiments (Paris, P.O.L.). Coéditeur scientifique du n°5 de l‘Alexander-Kluge Jahrbuch.
Publications
La fuite du temps „Zeitentzug“ chez Alexander Kluge. Récit, image, concept, Peter Lang, 1999.
Isabel HUFSCHMIDT : „L’intelligence de la plante du pied“ – Alexander Kluge au Musée Folkwang
L’art de synthèse de Kluge est un art des fins et des questions ouvertes. L’affrontement continué des images, des paroles et des sons crée des interstices où la fantaisie des spectateurs et des auditeurs peut germer. L’exposition Alexander Kluge — Pluriversum au musée Folkwang (du 24 septembre 2017 au 7 janvier 2018) „raconta“ les sujets principaux et méthodes de l’auteur. La série d’événements „L’ivresse de la Besogne“ (du 21 septembre au 7 décembre 2017), qui l’accompagnait, illustra et approfondit le principe de la coopération. Alexander Kluge est un maître de la combinaison. Les événements historiques et cosmiques, les résultats scientifiques, les expériences personnelles, les images, les diagrammes et les collages filmiques constituent le fonds duquel sont extraits les fragments mis en constellations pour les assembler. Kluge les associe de nouveau avec les événements sociétaux et individuels; ainsi, il produit une notion relative à l’ampleur de l’existence; entre autre, celle de l’intelligence de la plante du pied — à laquelle il aime se référer souvent.
Isabel Hufschmidt est historienne de l’art et conservatrice allemande. Elle a fait des études en histoire de l’art à l’université de Cologne où elle soutient en 2009 une thèse sur „La petite sculpture de James Pradier — L’industrie d’art au XIXe siècle“. Ses publications et communications portent sur la sculpture contemporaine et du XIXe siècle, ainsi que sur l’art numérique. En décembre 2016, elle a été nommée conservatrice de recherche au musée Folkwang, Essen/Allemagne. Elle est conférencière aux instituts d’histoire de l’art de l’université de Cologne et de l’université de Bochum (RUB).
Hilda INDERWILDI : Frères d’âge, „faiseurs d’images“ et iconoclastes à l’ère de la mondialisation et du web 2.0. Les dialogues intermédiaux d’Alexander Kluge avec Gerhard Richter
Axée sur les iconotextes de Gerhard Richter et Alexander Kluge dans leurs livres d’artiste Dezember (Décembre, 2010) et Nachricht von ruhigen Momenten (Nouvelle de moments calmes, 2013), cette contribution prendra également en compte la matière de leurs entretiens, leurs inspirations mutuelles et leurs constellations élargies à Caspar David Friedrich ou Thomas Demand par exemple, notamment dans The Snows of Venice (Les neiges de Venise, 2018). Elle s’interrogera sur le souci de la contemporanéité dans ces œuvres singulières à l’ère du web participatif, des circulations et des échanges généralisés. Partant des articulations entre la volonté d’ancrage dans un sensible commun, une connaissance partagée, voire populaire, et l’esprit critique, entre les valeurs relatives du chaud et du froid, elle analysera les formes d’implication et d’information du lecteur/regardeur, la recomposition de ses horizons d’attente par le moyen d’un dialogue intermédial d’une grande plasticité et radicalement hostile aux hiérarchisations. „Art plébéien, art simple, art entre les hommes“, ce dialogue où l’auteur Alexander Kluge reconnaît la caractéristique de la littérature de demain renoue avec une pratique et un genre humanistes.
Hilda Inderwildi est Maître de conférences à l’université Toulouse Jean Jaurès, et traductrice. Thèmes de recherche : le dialogue des arts dans l’aire germanophone (en partic. XIXe-XXIe siècles), les formes intermédiales, le théâtre contemporain, les „patrimoines nomades“ (patrimoines de guerre entre les pays de langue allemande et la France). Habilitation en 2018 sur le thème „Gerhard Richter au miroir de ses coopérations avec Alexander Kluge (1966-2016)“. Traduction (avec Vincent Pauval) du livre d’artiste Dezember (A. Kluge, G. Richter, Bibliothek Suhrkamp, 2010), participation à la traduction de Chronique des sentiments (livre I) aux éditions POL.
Gertrud KOCH : Alexander Kluge prend l’espace – les transformations du film à l’installation
Depuis quelques années Kluge expérimente l’espace en trois dimensions. Dans la Fondazione Prada à Venise les salles d’exposition et le bâtiment entier étaient lieux des présentations de trois artistes : Alexander Kluge, écrivain et metteur en scène, Thomas Demandt, photographe et Anna Viebrock, décoratrice théâtrale. La communication traitera de questions et dimensions nouvelles concernant les media divers, leurs effets esthétiques et les rapports des objets statiques et mouvants. La théâtralisation de l’espace muséal est stupéfiant : la production d’un cosmos, d’un monde entier qui intègre aux écrans des images mouvantes avec son et musique, et des montages dans un palimpseste spatiale.
Richard LANGSTON : Georg Simmel, Walter Benjamin and Alexander Kluge’s Twenty-First Century Arcades Project
A considerable wealth of scholarship has addressed how exactly the principal custodians of Critical Theory stand on the shoulders of Simmel, how it built itself atop the pillars of Simmel’s Kulturphilosophie while nevertheless censuring his neo-Kantian relativism. But what of Simmel’s legacy for twenty-first century arbiters of Critical Theory ? Very recent scholarship has started to make the case, for example, that Simmel’s mature work in particular is especially germane for our contemporary moment shaped by global economic crises. The following proposed talk takes Habermas at his word that „Simmel is nowadays […] both near to, and far away from us“ in order to test just how far or close the Frankfurt School’s self-ascribed „court poet“ — Alexander Kluge — is to the progenitor of Critical Theory. Kluge once regarded Benjamin, Adorno, Bloch, and Marx as his chief rabbis, but what of Simmel, an unavoidable middleman between Marx and Bloch, Benjamin and Adorno ?
Publications
Richard Langston, Dark Matter, In Defiance of Catastrophic Modernity : A Field Guide to Alexander Kluge and Oskar Negt, London and New York, Verso Books, 2020 (Forthcoming).
Richard Langston, Difference and Orientation : Poetics, Film, Media, Theory, by Alexander Kluge, Ed. R. Langston, Trans, E. Woelk, Ithaca, NY, Cornell University Press, Forthcoming in summer 2019.
Richard Langston, „Oskar Negt and Alexander Kluge : From the Underestimated Subject to the Political Constitution of Commonwealth“, The SAGE Handbook of Frankfurt School Critical Theory, Eds. Werner Bonefeld et al., Vol. 1, London, Sage Publications, 2018, 317-34.
Richard Langston, „Specters of Ambivalence : Notes on Alexander Kluge’s Ambiguous Genre“, Zeitschrift für Ästhetik und Allgemeine Kunstwissenschaft, Sonderheft 16, „Ambiguity in Contemporary German Art and Literature“, 2018, 137-52.
Richard Langston, „Toward an Ethics of Fantasy : The Kantian Dialogues of Oskar Negt and Alexander Kluge“, Germanic Review 85.4, 2010, 271-293.
Sylvie LE MOËL : Une „mémoire émotionnelle“ productive : réception et transformation du genre opératique chez Alexander Kluge
Pour Alexander Kluge, les 400 ans d’histoire de l’opéra européen constituent une „mémoire émotionnelle“ précieuse, car antiréaliste : l’univers de l’opéra est une hétérotopie où les sentiments exacerbés induisent une rupture avec la perception du réel. Cette prédilection pour le genre et pour ses capacités de renouvellement formel induit une réception particulièrement féconde chez Kluge dont cette communication se propose de retrouver les traces dans sa création. Tout d’abord dans certaines histoires brèves de la „Chronique des sentiments“ comme autant de fragments antiréalistes construits sur la trame de livrets d’opéras, en particulier italiens du XIXe siècle, et dans l’intégration d’extraits d’opéras dans ses films. Ensuite dans la forme combinatoire d'“opéras minute“ où l’agencement de fragments de son, de texte et d’image créent une nouvelle constellation de sens inter-médiale. On se demandera en conclusion s’il s’agit de prémisses à l'“opéra imaginaire“ rêvé par Kluge comme autant de constitutifs de l’utopie d’une renaissance du XXIe siècle réconciliant arts, techniques et science.
Sylvie Le Moël est professeur de littérature allemande des Lumières au classicisme et au romantisme à Sorbonne Université. Ses recherches portent sur la littérature et l’histoire culturelle des XVIIIe et XIXe siècles, sur les phénomènes de transfert dans l’espace culturel européen des débuts de la Modernité, en particulier sur l’histoire des théories et pratiques de la traduction, sur la librettologie et sur les interactions entre musique et littérature.
Publications
Sylvie Le Moël & Laure de Nervaux-Gavoty (dir.), De l’interdisciplinarité à la transdisciplinarité ? Nouveaux objets, nouveaux enjeux de la recherche en littérature et sciences humaines, Frankfurt/Main, Peter Lang, collection „philosophie et transculturalité“, 2017.
Sylvie Le Moël, „Eine produktive interlinguale und intersemotiotische Grenzüberschreitung ? Louis Spohrs „grosse Oper“ Jessonda“, in Marco Agnetta (Hg.), Über die Sprache hinaus. Der translatorische Umgang mit semiotischen Grenzräumen, Saarbrücken, Universaar, Unuiversitätsverlag des Saarlandes, 2019 [s.p.].
Maguelone LOUBLIER : Entrelacement de lignes mélodiques et politiques dans l’œuvre cinématographique et audiovisuelle d’Alexander Kluge
Cette intervention propose de suivre l’hypothèse d’un pari esthétique klugien qui cherche à rendre sensible la formation d’un „espace public oppositionnel cinématographique“ à travers la musique : les „mélodies klugiennes“, instrumentales, parlées et chantées, font irruption dans l’image à la fois comme matière sensible et comme geste politique. Il s’agira d’analyser la présence, en contrepoint de l’image, de chants révolutionnaires, d’hymnes et de mélodies classiques, tout en prêtant l’oreille à l’entrelacement de ses lignes mélodiques avec la lecture à voix haute de textes philosophiques et politiques.
Après des études d’allemand et de cinéma à l’École Normale Supérieure (Paris), à la Sorbonne Université et à Paris 8, Maguelone Loublier est docteure en études cinématographiques de l’université Paris 8 et de la Goethe-Universität (Francfort-sur-le-Main). Sa thèse porte sur l’œuvre cinématographique et audiovisuelle d’Alexander Kluge : „Variations et métamorphoses. Une voix allemande : Alexander Kluge“. Depuis 2017, elle enseigne l’allemand en tant qu’ATER à la Sorbonne Université.
Publication
„L’Ombre d’une corne de taureau ou le conte de L’Enfant obstiné chez Alexander Kluge“, in Germanica, n°61, 2017.
Dario MARCHIORI : Formes, limites et réinventions du documentaire dans l’œuvre cinématographique d’Alexander Kluge
L’œuvre de Kluge se caractérise, entre autre chose, par l’emploi critique des matériaux documentaires, par une interrogation constante du statut du document, par le mélange et la dialectique entre fiction et documentaire. Si l’on s’accorde généralement pour considérer que la question documentaire travaille l’écriture littéraire, la réflexion théorique et la réalisation audiovisuelle de Kluge, il sera question dans cette communication d’en préciser les formes, les enjeux et les éléments critiques, en considérant notamment son œuvre cinématographique.
Markus MESSLING : La colère. Spectres d’histoire chez Kluge et Baselitz
En 2017, Georg Baselitz et Alexander Kluge publient un livre dans la collection „Bibliothek Suhrkamp“ titré La colère qui change le monde. Sous l’impression des spectres droitistes revenants, ils comprennent l’histoire du monde comme bouleversement causée par une colère qui y a été accumulée. Inspiré par les gravures du maître Katsushika Hokusai, leur assemblage d’images et de textes vise pourtant à une différence : c’est par le doigt du maître qui pointe symboliquement vers l’Europe que se révèle la divergence entre le héros européen et mélancolique et le geste des antipodes japonais. Voilà un plaidoyer pour l’ironie comme étant une force plus grande que la colère.
Markus Messling est directeur adjoint du Centre Marc Bloch et professeur de littératures romanes à l’université Humboldt de Berlin. Entre 2009 et 2014, il a dirigé le groupe „Philologie et racisme au XIXe siècle“ (programme d’excellence „Emmy Noether“ de la DFG) rattaché à l’université de Potsdam. Il a été Visiting Fellow à l’Institut d’Études Avancées de l’université de Londres (2014), Visiting Scholar à l’université de Cambridge (2014), ainsi que professeur invité à l’EHESS Paris (2011, 2015) et à l’université de Kobe au Japon (2016).
Publications (sélection)
„Philologie et racisme. À propos de l’historicité dans les sciences des langues et des textes“, in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 67/1, 2012, p. 153-182.
Les Hiéroglyphes de Champollion. Philologie et conquête du monde, trad. de l’allemand par K. Antonowicz, Grenoble, 2015, ELLUG / UGA Éditions.
„Universalisme et monotonie. Wilhelm von Humboldt, Hegel et la mondialisation“, in La Sociabilité européenne des frères Humboldt, dir. par M. Espagne, Paris, 2016, Éditions Rue d’Ulm / Presses de l’ENS, p. 69-83.
(Dir. avec C. Ruhe, L. Seauve et V. de Senarclens) L’Œuvre de Mathias Énard. L’érudition du roman, avec une „coda“ de Mathias Énard, 2019.
Kai NONNENMACHER : Éducation sentimentale : Kluge et Flaubert
Parmi les références intertextuelles d’Alexander Kluge, on trouve Proust, Döblin, Joyce, Arno Schmidt — et Gustave Flaubert. Son roman Éducation sentimentale est un exemple explicitement présent dans l’œuvre de Kluge et de sa „politique des sentiments“, pour n’en citer que le film Die Macht der Gefühle (1983) et les deux tomes de sa Chronique des sentiments (2000). Dans une interview, Kluge a opposé la chronique objective à une chronique de subjectivité, cette dernière serait, selon lui, „l’élément le plus durable, le plus matériel“, même si, historiquement parlant, les sentiments s’avèrent être „extrêmement adaptables“. Frédéric Moreau, le protagoniste du roman de Flaubert, se trouve coincé dans une „fausse réalité“, sans être un „héros tragique“, comme disait Auerbach dans Mimesis. Il s’agit de relier les analyses historiques des sentiments de Kluge et de Flaubert.
Muriel PIC : Lire Alexander Kluge : s’orienter dans les documents (ou l’expérience de l’enfant entêté)
Désorienter la raison, c’est chercher à lui faire prendre conscience d’elle-même, c’est lui faire la violence nécessaire pour qu’elle ne s’aliène pas au mythe du progrès et à la volonté irrationnelle de domination totale de la nature. Pour cela, Alexander Kluge, lecteur de Walter Benjamin, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, produit une œuvre avec des documents dont le montage vient constamment exiger de notre raison qu’elle trouve de nouveaux repères pour naviguer dans la vie. Les repères constitutifs de notre vision de l’histoire comme progrès sont ainsi soumis à l’exercice critique. La raison poétique et documentaire de Kluge, constamment aux aguets, ne cherche pas de refuge dans les abris portuaires de la propagande. C’est au cœur de la tempête qu’elle s’installe comme dans l’œil du cyclone. Toujours confrontée, et nous confrontant à la nécessité de survivre au conformisme et de préserver notre liberté, l’œuvre de Kluge déploie une intelligence de l’orientation qui est le principe même de la philosophie humaniste des Lumières depuis Kant. Car ce n’est qu’avec ses propres armes que la raison peut se défendre d’elle-même, trouver les moyens d’une dialectique entre la nature et l’histoire qui est la seule garante d’une liberté future.
Muriel Pic est Professeure boursier FNS à l’université de Berne. Son travail de recherche interroge la relation entre la littérature et les sciences humaines au XXe et XXIe siècles. Elle a publié plusieurs monographies et éditions critiques.
Publications
Le Désir monstre. Poétique de Pierre Jean Jouve, Le Félin, 2006.
W. G. Sebald. L’image papillon, Les Presses du Réel, 2009.
Walter Benjamin, Lettres sur la littérature, trad. avec Lukas Bärfuss, Zoé, 2014.
Les poèmes Élégies documentaires, Macula, 2016 (publiés en allemand : Wallstein Verlag, 2018).
Clemens PORNSCHLEGEL : De l’esthétique du droit chez Alexander Kluge
Alexander Kluge ne déploie, dans ses textes littéraires, aucune utopie sociale. En revanche, il fait confiance à la faculté critique du public. Dans ses textes casuistiques, il s’agit de (ré-)écrire la pratique de la juridiction en vue d’une prise de conscience des fictions du droit. C’est que la réalité se construit avec des mots, en même temps, qu’elle se dérobe. Ce n’est pas un manque, c’est une chance : on pourra toujours la dire autrement. Alexander Kluge, comme Kleist ou Kafka, fait partie des auteurs qui font apparaître la qualité poétique du droit (dans le sens du mot grec : poein). C’est la force poétique du droit qui s’oppose à sa violence sociale.
Ulrike SPRENGER : Stéréoscopie historique : Alexander Kluge et Marcel Proust
Le „roman d’un siècle“ de Marcel Proust représente un point d’appui implicite pour Alexander Kluge dans la recherche de ses propres techniques narratives. Ce point d’appui se trouve marqué symboliquement par une „histoire d’origine“ rapportée par le même Alexander Kluge, selon laquelle son maître Adorno l’aurait renvoyé au cinéma en jugeant que la littérature n’offrait plus rien à trouver après Proust. Les traits communs entre les univers narratifs de Proust et de Kluge se trouvent moins dans le sujet de la Mémoire que plutôt au niveau d’une relation rupturée entre le „Moi“ et l’Histoire : Les deux auteurs s’intéressent au même titre à la „Simultanéité du non-simultané“ dans l’environnement des deux Grandes Guerres européennes, qui devient visible notamment dans la juxtaposition de différents „Cours de vie“, dans les mouvements sociaux imprévisibles des particuliers, qui eux seuls permettent d’observer une situation historique. Au cours de cette analyse précise d’une société en train de se devenir obsolète à elle-même, les deux auteurs nous refusent — chacun de manière différente — une perspective stable qu’ils remplacent par un rhizome thématique. Les magazines télévisés révèlent ce qui intrigue l’auteur ainsi que l’historien Alexander Kluge dans l’œuvre de Proust, en commençant par les personnages „flottants“ dans la hiérarchie sociale (le Baron de Charlus) et en terminant par les métaphores optiques.
Ulrike Sprenger est Professeur de littératures romanes et littératures générales à l’université de Constance. Ses sujets de recherche prioritaires portent sur la narration au XIXe et XXe siècle en France (Proust ABC, 1996) et la culture religieuse de l’Espagne baroque (Stehen und Gehen, 2013). À partir de 1993, elle a régulièrement participé aux magazines télévisés d’Alexander Kluge dans le rôle d’interprète et d’interlocutrice sur des sujets littéraires et culturels.
Publications
„Et nous entonnerons tous ensemble les jolis chants nouveaux. De la performance du traducteur-interprète dans les entretiens d’Alexander Kluge“, in Éric Lysøe, Vincent Pauval (Hgg.), Alexander Kluge et la France – Pour une levée en masse de la narration (sous presse).
„Pikareskes Geschmackserlebnis und europäisches Unterscheidungsvermögen : Ernst Opel an der Ostfront“, in Alexander Kluge-Jahrbuch 5 (2018) (sous presse).
Joseph VOGL
Le genre de l’anecdote se situe au centre des productions artistiques de Kluge.
Il s’y agit du mode opératoire d’une forme narrative brève qui, avec des tournants surprenants, des hasards, des incidences ou des détails tout à coup percutants, provoque des questions à propos de la cohérence et du déroulement du procès historique.