Moura et Porra: L’Atlantique littéraire (A. Mangeon)

Beiträge, Französisch

Anthony Mangeon, Un nouveau domaine critique : l’histoire littéraire transatlantique, in Romanische Studien, Vorabdruck.

 


Un nouveau domaine critique : l’histoire littéraire transatlantique

Anthony Mangeon (Université de Strasbourg)

Jean-Marc Moura et Véronique Porra, dir., L’Atlantique littéraire : perspectives théoriques sur la constitution d’un espace translinguistique, Passagen – Passages 14 (Hildesheim, Zurich et New York : Olms, 2015), 229 S.

Cela fait plusieurs décennies que les historiens ont adopté le cadre atlantique pour décloisonner les approches nationales de processus et d’événements ayant impliqué plusieurs continents et modelé nos sociétés modernes, comme la colonisation, la traite négrière, les révolutions politiques ou les luttes abolitionnistes. Cette histoire atlantique a montré combien les politiques impériales européennes étaient étroitement imbriquées, quels effets elles avaient eu sur les populations du nouveau monde et des Antilles, et quelles influences ces dernières avaient en retour exercé sur les métropoles coloniales européennes, ou sur leurs nouvelles colonies en Afrique, à compter du XIXe siècle. En raison de la forte empreinte du prisme national sur leur développement, les études littéraires sont elles-mêmes restées longtemps indifférentes aux approches atlantiques ; et lorsqu’elles versaient dans le comparatisme, c’était en privilégiant le plus souvent les productions européennes qui faisaient ainsi office de modèles. Mais les recherches ont progressivement évolué, sous l’influence conjointe des études culturelles et des études postcoloniales, et les transatlantic literary studies sont à leur tour devenues un important courant critique, générant leurs propres synthèses, leurs collections académiques et leurs anthologies critiques (comme celle éditée en 2007 par Susan Manning et Andrew Taylor[1]).

Après avoir été l’un des promoteurs de la théorie postcoloniale dans les études francophones, Jean-Marc Moura s’est donc attelé, avec quelques collègues français et européens, à développer les études littéraires transatlantiques dans le sillage de l’américain Christopher Miller[2] et du britannique Bill Marshall[3]. Après un premier volume collectif édité avec Yves Clavaron[4], il propose ici, avec Véronique Porra, un nouveau tour d’horizon sous la forme de douze contributions, qui abordent tour à tour des rappels historiques, des considérations théoriques et des études de cas spécifiques, à partir de corpus majoritairement francophones et anglophones, mais également hispanophones et lusophones. On ne résumera pas toutes les contributions : l’introduction des deux éditeurs scientifiques s’y emploie avec succès. On relèvera simplement quelques apports significatifs de ce volume, qui se dégagent de sa lecture intégrale.

Tout d’abord, les auteurs manifestent un commun souci d’historiciser l’Atlantique littéraire, tout en le spatialisant : on va ainsi des « fictions d’espace et de rencontres » entre Européens et non-Européens, contenues dans les gravures des cosmographies à compter du XVIe siècle[5], jusqu’aux nouvelles géographies urbaines[6] en passant par les différents modes de circulation, de représentation et de transposition qui ont généré d’importants transferts culturels au fil des siècles (par exemple l’adaptation du roman zolien dans le théâtre brésilien[7]). On s’intéresse aussi prioritairement aux modèles – qu’ils soient géographiques, historiques ou littéraires – qui ont ordonné l’appréhension des relations intercontinentales et partant, interculturelles. Qu’il s’agisse du modèle méditerranéen pour penser la Caraïbe et l’Atlantique comme un espace-monde (avec M.-C. Gomez-Géraud, 10, mais surtout Françoise Naudillon[8]), à la manière de l’historien Fernand Braudel, ou au contraire du modèle caribéen ou plus exactement archipélique pour penser l’Atlantique et les sociétés du Nouveau-Monde comme un espace fragmenté mais ouvert à toutes les cultures, sur le mode de la Relation théorisée par Edouard Glissant (avec Geraldo Pontes Jr[9]), les cadrages analogiques ne manquent pas, même s’ils comportent évidemment certaines limites. Ainsi le prisme antillais d’Edouard Glissant, centré sur la notion majeure de créolisation, ne s’avère-t-il guère approprié pour penser la réalité nord-américaine, en particulier au Canada où des phénomènes de métissage et d’hybridation culturelle et linguistique furent précoces, et advinrent indépendamment de tout contexte esclavagiste ou du trauma de la traite (voir notamment l’article de Bill Marshall, 166). Or c’est justement l’un des intérêts de l’ouvrage que de revisiter, à plusieurs reprises, la diversité et la richesse des relations et des circulations entre Antilles et Amérique du Nord (et notamment Haïti et Québec), avec les articles de Danielle Dumontet[10], Bill Marshall, David Murphy et Charles Forsdick[11]. Au-delà d’études classiques qui confrontent deux œuvres (par exemple Yves Clavaron sur El Siglo de las luces d’Alejo Carpentier et The Atlantic Sound de Cary Philips[12]), ce volume met précisément l’accent sur des supports singuliers et trop souvent négligés par les histoires littéraires, en particulier les revues, les expositions et les festivals culturels qui sont autant de lieux où se construisit un véritable espace transatlantique : il en va ainsi de La Revue des colonies présentée par Gesine Müller[13], des revues québecoises Collectif Paroles, Dérives et Vice Versa, sur lesquelles reviennent tour à tour Danielle Dumontet et Bill Marshall, ou encore des expositions transnationales comme le festival Carifesta (Françoise Naudillon, 58–9), puis la World’s Fair de Chicago en 1893 et le festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966, qu’étudient David Murphy et Charles Forsdick.

Traversant plusieurs articles, les considérations théorétiques (sur les concepts de « transdifférence », « transculturation », « transculturalité » ou « zone de contact ») peuvent en revanche s’avérer un peu arides quand elles ne servent plus seulement à proposer des outils critiques, mais à nourrir des débats d’initiés comme dans l’article de Nicole Waller[14]. Précieuse à tous points de vue (historique, critique, et politique), la mise au point académique de Jean-Marc Moura[15] s’offre comme un ultime regard, qui met utilement en perspective les études rassemblées tout en plaidant une fois encore – mais était-ce nécessaire à ce stade d’avancement ? – pour l’intérêt des études littéraires transatlantiques, qui se trouvent alors et assez paradoxalement rapportées à quelques débats internes à diverses traditions universitaires nationales (les Ocean Studies dans le monde anglo-saxon, la géocritique en France). On regrettera quelques inexactitudes factuelles (La Revue des colonies a existé de 1834 à 1843, et non jusqu’en 1838 comme l’affirme Gesine Müller page 125, et Aimé Césaire n’a pas consacré une pièce de théâtre, mais un essai historique à Toussaint Louverture, à la différence d’Edouard Glissant avec lequel F. Naudillon semble donc le confondre, p. 53). Pour finir, l’absence d’un index des noms et des matières apparaît assez préjudiciable pour l’usage référentiel qu’on pourrait faire d’un ouvrage aussi riche. Il n’en demeure pas moins qu’un cadre nouveau et stimulant est proposé, qui incarne lui-même l’espace translinguistique de l’Atlantique littéraire et qui suscitera dès lors, à n’en pas douter, de fructueuses collaborations dans les années à venir.

 

  1. Susan Manning et Andrew Tayloer, éds., Transatlantic Literary Studies: A Reader (Edinburgh : Edinburgh Univ. Press, 2007).
  2. Christopher Miller, The French Atlantic Triangle: Literature and Culture of the Slave Trade (Durham : Duke Univ. Press, 2008).
  3. Bill Marshall , The French Atlantic: Travels in Culture and History (Liverpool : Liverpool Univ. Press, 2009).
  4. Yves Clavaron et Jean-Marc Moura, dir., Les Empires de l’Atlantique (XIXe-XXIe siècles) : figures de l’autorité impériale dans les lettres d’expression européenne de l’espace atlantique (Bécherel : Les Perséides, 2012).
  5. Marie-Christine Gomez-Géraud, « Aux origines de l’Atlantique littéraire : fictions d’espaces, figures de rencontre (XVIe siècle) », 7–22.
  6. Bill Marshall, « Montreal: Atlantic City of Translation and Transculture », 159–76.
  7. Ana Clara Santos, « L’adaptation transgénérique ou le roman mis en pièces dans l’espace atlantique luso-brésilien », 177–94.
  8. Françoise Naudillon, « Mare nostrum : penser la Méditerranée caraïbe entre autisme et interculturalité », 49–64.
  9. Geraldo Pontes Jr, « Créolité et créolisation dans le roman comme dépassement de la notion de transculturation narrative », 81–95.
  10. Danielle Dumontet, « Relations Caraïbe / Québec ou comment les intellectuels haïtiens redéfinissent le discours social et littéraire québécois », 97–124.
  11. David Murphy et Charles Forsdick, « Staging the Black Atlantic: from the Chicago World’s Fair (1893) to the World Festival of Negro Arts (Dakar 1966) », 143–58.
  12. Yves Clavaron, « Hybridité et diaspora dans deux récits ‘Atlantique’ (El Siglo de las luces d’Alejo Carpentier et The Atlantic Sound de Caryl Phillips) », 65–80.
  13. Gesine Müller, « La Revue des colonies comme média de transfert au sein d’une diaspora francophone transatlantique », 125–42.
  14. Nicole Waller, « ‘Multidisciplinary maps of unexpected designs’: theorizing Atlantic Difference », 23–48.
  15. Jean-Marc Moura , « Perspectives théoriques sur la constitution d’un espace translinguistique », 195–224.

 

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